Que devient la solitude lorsqu’elle est amplifiée par l’écho d’innombrables autres solitudes ? Dans cette lecture-performance, qui prend parfois le ton d’un documentaire sur la pandémie liberticide de la triste année 2020, Éric Noël montre, dans un monologue décomplexé, le quotidien d’une personne non binaire enfermée chez elle, toute petite devant les circonstances mais à l’imaginaire grandiose.
Lauréat du prix Gratien-Gélinas pour sa première pièce, Faire des enfants (2011), auteur d’une pièce jeunesse inspirée du Petit Prince (Astéroïde B 612), Éric Noël n’est pas étranger à la tension entre le très grand et le très petit. Et cette fois, la prémisse qu’il demande au public d’accepter est un véritable léviathan, car c’est l’histoire d’un·e homo sapiens amoureux·se d’une balaenoptera physalus, James, pour les intimes.
Le dramaturge propose un conte très montréalais, non seulement dans la géographie de son fait divers, étayée par des vidéos et des cartes du port, des images des rues et de lieux emblématiques de la ville, mais aussi par l’évocation de personnages aux provenances et aux parcours multiples. Comme ce rorqual « hors du commun », qui s’était rendu jusqu’au port de Montréal en mai 2020, et, de fait, comme une partie considérable des habitant·es de l’île, le personnage a migré au fil du fleuve et du temps, suivant un tropisme instinctuel qui lui est propre. Tiohtià:ke – Mooniyang – Montréal est vue à travers des filtres divers, successifs et cumulés : atavismes coloniaux, rapports de pouvoir, différends idéologiques et, bien sûr, le grand confinement de ce printemps pandémique.
Sur l’écran qui occupe un coin de la scène, on suit le cheminement de la baleine le long du fleuve, ses sauts près du Vieux-Port. On revit la présence à la fois réjouissante et tragique de cet animal trop prodigieux, trop indomptable pour survivre là où il est coincé. On sait, également, que « l’amoure » ne sera pas suffisant pour le sauver, ni lui ni aucun de ces êtres transplantés, désorientés, que personne n’écoute plus, et que « le monde est trop dangereux pour les êtres sacrés ».
Souffles et voix
Malgré quelques problèmes techniques au niveau du son, la mise en scène épurée et tendue permet au performeur de créer un rapport intime immédiat avec le public. On appréciera la tension créée par un dosage efficace d’humour et de tragique, de kitsch et de colère, qui se fait écho du texte aux costumes et à la musique. Les silences prégnants et assumés, un peu excessifs parfois, surtout dans les transitions, laissent néanmoins naître et ruisseler l’émotion.
Le décor tracé à la craie, aux stations à peine marquées – un bureau, un lavabo où les mains sont lavées et relavées en un rituel conforme aux exigences des autorités sanitaires –, est un digne héritier du Dogville de Lars von Trier. Il a pour effet de brouiller les frontières entre le dedans et le dehors, entre le corps et le lieu où celui-ci évolue, entre la réalité et le fantasme.
L’intérieur étouffant, dans cette réclusion caniculaire, se voit par ailleurs replacé dans un contexte bien plus large, celui de l’assassinat de George Floyd et de l’éclosion de Black Lives Matter. Alors que se déroulent, tout près grâce aux écrans, de grandes violences envers les personnes noires, les personnes trans, en particulier les femmes noires trans, le protagoniste scande : « De quel droit nous enlève-t-on notre pouvoir ? ». À travers les éclats de voix, les commentaires continus, le bruit de fond envahissant qui caractérisent l’humanité moderne, il évoque l’immense solitude du corps arraché à ses repères, dépossédé, l’ineffable vulnérabilité du corps abandonné, effacé, du corps mort.
Par toutes les facettes de ce spectacle affleure la préoccupation de donner la parole à des réalités plurielles. À cet égard, il joint la rhétorique à la pratique : en effet, chaque représentation sera portée par un·e interprète différent·e. Chacune de ces personnes aura donc le loisir de prêter sa voix unique à ce texte élégiaque, qui mêle juste ce qu’il faut de bienveillance et d’indignation, de candeur et de matoiserie, de fantaisie et de furie.
Texte et mise en scène : Éric Noël. Conseil à l’interprétation : Nicolas Gendron. Assistance à la mise en scène : Gabe Maharjan. Dramaturgie et conception vidéo : Mathilde Benignus. Dramaturgie : Lydie Dubuisson. Costumes : Camille Walsh. Conseil à la scénographie : Romane Bocquet, Catherine Fasquelle et Camille Walsh. Éclairages : Lucie Bazzo. Conception et intégration vidéo : Zachary Noël-Ferland. Conseil au mouvement : Alexandre Morin. Conception sonore : Elena Stoodley. Direction de production et régie : Félix-Antoine Gauthier. Direction technique : Romane Bocquet. Avec, en alternance, Éric Noël, Vladimir Alexis, Philippe Cousineau, Xavier Gould, Katia Lévesque, Éléonore Loiselle, Alex M. Dauphin, Gabe Maharjan, Parfaite Moussouanga, Cha Raoutenfeld ou Émily Marie Séguin. Une production d’Exlibris, présentée à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 16 septembre 2023.
Que devient la solitude lorsqu’elle est amplifiée par l’écho d’innombrables autres solitudes ? Dans cette lecture-performance, qui prend parfois le ton d’un documentaire sur la pandémie liberticide de la triste année 2020, Éric Noël montre, dans un monologue décomplexé, le quotidien d’une personne non binaire enfermée chez elle, toute petite devant les circonstances mais à l’imaginaire grandiose.
Lauréat du prix Gratien-Gélinas pour sa première pièce, Faire des enfants (2011), auteur d’une pièce jeunesse inspirée du Petit Prince (Astéroïde B 612), Éric Noël n’est pas étranger à la tension entre le très grand et le très petit. Et cette fois, la prémisse qu’il demande au public d’accepter est un véritable léviathan, car c’est l’histoire d’un·e homo sapiens amoureux·se d’une balaenoptera physalus, James, pour les intimes.
Le dramaturge propose un conte très montréalais, non seulement dans la géographie de son fait divers, étayée par des vidéos et des cartes du port, des images des rues et de lieux emblématiques de la ville, mais aussi par l’évocation de personnages aux provenances et aux parcours multiples. Comme ce rorqual « hors du commun », qui s’était rendu jusqu’au port de Montréal en mai 2020, et, de fait, comme une partie considérable des habitant·es de l’île, le personnage a migré au fil du fleuve et du temps, suivant un tropisme instinctuel qui lui est propre. Tiohtià:ke – Mooniyang – Montréal est vue à travers des filtres divers, successifs et cumulés : atavismes coloniaux, rapports de pouvoir, différends idéologiques et, bien sûr, le grand confinement de ce printemps pandémique.
Sur l’écran qui occupe un coin de la scène, on suit le cheminement de la baleine le long du fleuve, ses sauts près du Vieux-Port. On revit la présence à la fois réjouissante et tragique de cet animal trop prodigieux, trop indomptable pour survivre là où il est coincé. On sait, également, que « l’amoure » ne sera pas suffisant pour le sauver, ni lui ni aucun de ces êtres transplantés, désorientés, que personne n’écoute plus, et que « le monde est trop dangereux pour les êtres sacrés ».
Souffles et voix
Malgré quelques problèmes techniques au niveau du son, la mise en scène épurée et tendue permet au performeur de créer un rapport intime immédiat avec le public. On appréciera la tension créée par un dosage efficace d’humour et de tragique, de kitsch et de colère, qui se fait écho du texte aux costumes et à la musique. Les silences prégnants et assumés, un peu excessifs parfois, surtout dans les transitions, laissent néanmoins naître et ruisseler l’émotion.
Le décor tracé à la craie, aux stations à peine marquées – un bureau, un lavabo où les mains sont lavées et relavées en un rituel conforme aux exigences des autorités sanitaires –, est un digne héritier du Dogville de Lars von Trier. Il a pour effet de brouiller les frontières entre le dedans et le dehors, entre le corps et le lieu où celui-ci évolue, entre la réalité et le fantasme.
L’intérieur étouffant, dans cette réclusion caniculaire, se voit par ailleurs replacé dans un contexte bien plus large, celui de l’assassinat de George Floyd et de l’éclosion de Black Lives Matter. Alors que se déroulent, tout près grâce aux écrans, de grandes violences envers les personnes noires, les personnes trans, en particulier les femmes noires trans, le protagoniste scande : « De quel droit nous enlève-t-on notre pouvoir ? ». À travers les éclats de voix, les commentaires continus, le bruit de fond envahissant qui caractérisent l’humanité moderne, il évoque l’immense solitude du corps arraché à ses repères, dépossédé, l’ineffable vulnérabilité du corps abandonné, effacé, du corps mort.
Par toutes les facettes de ce spectacle affleure la préoccupation de donner la parole à des réalités plurielles. À cet égard, il joint la rhétorique à la pratique : en effet, chaque représentation sera portée par un·e interprète différent·e. Chacune de ces personnes aura donc le loisir de prêter sa voix unique à ce texte élégiaque, qui mêle juste ce qu’il faut de bienveillance et d’indignation, de candeur et de matoiserie, de fantaisie et de furie.
L’amoure looks something like you
Texte et mise en scène : Éric Noël. Conseil à l’interprétation : Nicolas Gendron. Assistance à la mise en scène : Gabe Maharjan. Dramaturgie et conception vidéo : Mathilde Benignus. Dramaturgie : Lydie Dubuisson. Costumes : Camille Walsh. Conseil à la scénographie : Romane Bocquet, Catherine Fasquelle et Camille Walsh. Éclairages : Lucie Bazzo. Conception et intégration vidéo : Zachary Noël-Ferland. Conseil au mouvement : Alexandre Morin. Conception sonore : Elena Stoodley. Direction de production et régie : Félix-Antoine Gauthier. Direction technique : Romane Bocquet. Avec, en alternance, Éric Noël, Vladimir Alexis, Philippe Cousineau, Xavier Gould, Katia Lévesque, Éléonore Loiselle, Alex M. Dauphin, Gabe Maharjan, Parfaite Moussouanga, Cha Raoutenfeld ou Émily Marie Séguin. Une production d’Exlibris, présentée à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 16 septembre 2023.