Critiques

Avant l’heure mauve : Pour en finir avec le pouvoir

© Maude Bégin-Robitaille

Avec ce premier texte dramatique, Maude Bégin-Robitaille nous convie à un huis clos où six femmes se retrouvent malgré elles forcées de décider du sort d’un général, ennemi du peuple. Traîné ici par l’une d’entre elles, l’homme blessé et vulnérable se retrouve à la merci de ces femmes en colère. Procès qui n’est pas sans rappeler le puissant film Douze Hommes en colère (Sydney Lumet, 1957). Nous sommes dans la grange d’un ranch de la pas très glorieuse époque du Far West, dans un décor réaliste qui sent le foin et la violence. Par une inversion des rôles, l’autrice investit ses figures féminines de tous les pouvoirs. Le destin de cet homme sans scrupules repose désormais entre leurs mains.

Mais loin d’être solidaires derrière leur cheffe Margot, propriétaire des lieux qui affirme à répétition son droit suprême de trancher seule sur le sort du général, les protagonistes divergent d’opinions et la cohésion du groupe s’effrite. Au fil du texte, les histoires personnelles surgissent pour entrelacer un nœud gordien impénétrable. Il y a de la trahison, du mensonge, des événements anciens qui font éclater les tensions de ce jury improvisé.

Mais le classique duel sur la rue principale, où s’affrontent le bon et le méchant dans un ultime combat, s’est transformé en une confession collective dans une grange. La dualité bien-mal ne se polarise pas entre hommes et femmes, mais se diffuse plus insidieusement à travers la perception du pouvoir, peu importe son genre : le pouvoir absolu de Margot sur son ranch, le pouvoir absolu de la mairesse Simone sur son village, le pouvoir absolu du Général sur tout le territoire… ce dernier étant plus gourmand. La domination des truands sur les bonnes gens est celle de la force brute sur la vie. Dans ces conditions, la fin ne peut être que shakespearienne.

© Maude Bégin-Robitaille

Western au théâtre

L’univers du cinéma western se révèle contenu à l’intérieur de cette seule grange, très crédible, dessinée par Gabriel Cloutier-Tremblay. Pourtant, nous voyons au loin les plaines désertiques, la mine, les troupes sur la colline, les immensités sauvages. Les tableaux hollywoodiens nous reviennent facilement en tête, par le texte bien sûr, mais surtout par la trame sonore de Yana Ouellet, qui emprunte au genre avec quelques clins d’œil à Ennio Morricone. Les éclairages chirurgicaux de Keven Dubois appuient le réalisme quand la luminosité s’immisce en faisceaux étroits entre les planches, que la porte entrouverte donne des éclats pâles. On en oublie que la scène se déroule de nuit.

Mais le naturalisme se trouve aussi dans la violence physique lorsque les séquelles du passé se transforment en actes de vengeance, expulsant un trop-plein de colère retenue : attaques au corps, contentions, exécutions… Alors, qui se rendra à l’heure mauve, cette aurore qui tarde à venir ?

Si Avant l’heure mauve convainc par sa reproduction du réel, il y manque cependant une couche de crasse, une distribution plus « odorante », qui rendrait compte du pays en déroute, comme le mentionne le texte. Comme si certains personnages cherchaient encore leur vraie nature. Erika Gagnon en survivante et déterminée Margot, Nicolas Létourneau en machiavélique Général et Angélique Patterson en perfide Inès donnent bien le ton à cette guerre intestine, mais les autres interprètes tardent à s’imposer. Comme si elles n’étaient pas dans le bon corps. Mais cette lacune, somme toute secondaire, est largement compensée par la structure dramatique, dont il faut souligner la lente et implacable progression. Ce n’est pas un texte à thèse, comme c’est parfois le cas d’une première création, mais un drame qui se déploie de manière organique et va au bout de sa logique. La vie sauvage est une bouffeuse de chair. Voici une nouvelle autrice à suivre.

© Guillaume Lévesque

Avant l’heure mauve

Texte : Maude Bégin-Robitaille. Conseiller à l’écriture : Philippe Savard. Mise en scène : Marie-Hélène Lalande. Collaboration à la mise en scène : Sophie Thibeault. Assistance à la mise en scène : Sonia Montminy. Conception du décor : Gabriel Cloutier-Tremblay. Conception d’éclairages : Keven Dubois. Conception des costumes et accessoires : Émilie Potvin. Conception musicale : Yana Ouellet. Coordonnatrice de production : Valérie Côté. Compagnie marraine : Niveau Parking. Œil extérieur : Marie-Josée Bastien. Régie : Marie-Pier Faucher-Bégin. Avec Catherine Côté, Sophie Dion, Odile Gagné-Roy, Érika Gagnon, Marie-Hélène Lalande, Nicolas Létourneau et Angélique Patterson. Une production du Théâtre À pleins poumons, présentée au Périscope du 19 septembre au 7 octobre 2023.