Critiques

Vois mes yeux – Battements : Un certain vertige

© Marc-Étienne Mongrain

Il y a deux manières de réagir au projet Vois mes yeux – Battements : soit on tente d’y trouver du sens et de saisir en vain un message pris dans une continuelle fragmentation ; soit on consent à la confusion et au vertige de ce que l’on nous présente comme un essai. Il y a en effet une part expérimentale, exploratoire et réflexive dans cette pièce, qui cherche à atteindre le langage du cinéma en tant qu’il serait l’origine du théâtre de nos vies ; et une part de risque qui a à voir avec l’abord d’un sujet inépuisable et hypothétique, hypothétique puisqu’inépuisable.

Ce spectacle, qui est une nouvelle mouture d’une proposition présentée au Ausgang en 2020 et en 2021, commence avec la diffusion de l’enregistrement d’un message téléphonique de Jean-Pierre Ronfard laissé sur la boîte vocale de Marthe Boulianne, clin d’œil de l’équipe de conception pour rappeler le décès de l’homme de théâtre, il y a maintenant 20 ans. Ce ne serait qu’anecdotique si cet échantillon ne s’intégrait pas à cette œuvre dédiée à l’archive, justement, à la mémoire et à ce regard rétrospectif d’une création tentant de détourner le sens de l’histoire. Contre la contingence et les hasards déterminant notre expérience du temps ordinaire et linéaire, Evelyne de la Chenelière, Vincent Legault et Félix-Antoine Boutin collaborent pour mettre en forme la possibilité du fracas : celui que provoque notre rencontre avec la matière du passé.

© Marc-Étienne Mongrain

Mémoire fragmentée

Considérons la scénographie en trois parties. Au fond de la salle est érigée une toile sur laquelle sont diffusés, confusément et presque sans interruption, des extraits de vieux films, lointains et obscurs, anonymes, qu’on reconnaît sans les reconnaître tout à fait. Cette étrange mémoire visuelle, qui ne nous appartient pas, mais qui nous est si commune, fait surgir en nous l’idée qu’il n’est pas essentiel de tout connaître ni de tout enregistrer pour se souvenir. Ce phénomène de déjà-vu paraît en effet agir comme le principe de Vois mes yeux – Battements.

Au centre, un tapis carré, sur lequel se trouvent pêle-mêle de vieux vinyles, une table tournante et un mini piano à queue, éléments autour desquels De la Chenelière et Legault jouent leur comédie, reproduisent, semble-t-il, des scènes qui ont des airs de cinéma. Comme à la manière de citations, les sons, les lumières, les postures et les paroles évoquent les petits mythes et l’esprit de la Nouvelle Vague française, parmi d’autres références.

À droite, un piano droit, où s’installe Vincent Legault. Cette présence représente une mémoire musicale. La trame sonore envoûtante, qui enveloppe l’entièreté de l’œuvre, fonctionne comme un liant entre les différents morceaux de ce spectacle et nous rappelle que le sens de l’histoire et sa cohérence reposent sur une succession de sons. Cette idée s’exprime d’ailleurs par les différents effets de résonnance, de looping et de superposition d’échantillons vocaux ; par les jeux de ventriloquie où les répliques précèdent et excèdent les corps des interprètes pris dans cet intéressant décalage.

Ainsi, on ne s’émouvra pas de ce projet aux affinités durassiennes, consacré au pouvoir de l’empreinte, qui sollicite notre intellect avant toute chose ; mais on sera captivé·e, mystifié·e et contenté·e dès lors que l’on se plaît devant des propositions qui mettent ainsi nos prétendues connaissances et notre maîtrise au défi.

© Marc-Étienne Mongrain

Vois mes yeux – Battements

Texte et interprétation : Evelyne de la Chenelière. Musique et conception sonore : Vincent Legault. Mise en scène et réalisation : Félix-Antoine Boutin. Sonorisation : Benoit Bouchard. Éclairages : Julie Basse et Natasha Descôteaux. Une production de Simone Records présentée à Espace Libre du 26 au 30 septembre 2023.

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À propos de

Laurence Pelletier enseigne la littérature et les études de genre au cégep et à l’université. Elle est également critique littéraire et culturelle et collabore depuis plusieurs années aux revues Spirale, Lettres québécoises et Moebius.