Critiques

corde. raide : Ce que l’on ne sait pas dire

© Yanick Macdonald

Dans la pièce de debbie tucker green, tout se joue entre les personnages, Un, Deux et Trois, enfermés dans l’ici-maintenant d’un huis clos, à travers une parole qui peine à se dire. Ce n’est que petit à petit que sera révélée l’histoire, et encore, sans l’être jamais tout à fait. Trois, une femme noire, doit annoncer sa « décision » à deux fonctionnaires, une femme et un homme, soit quelle peine de mort sera infligée à celui que l’on comprend être son agresseur. Du crime violent, nous ne connaîtrons pas les détails. De même, nous ne saurons rien de ce qui est écrit dans la lettre que l’homme a ensuite envoyée à sa victime.

Là n’est pas l’intérêt de la pièce, lequel réside surtout dans le jeu de rôles dans lequel se trouvent coincés les personnages, incarnés par trois interprètes fort justes. Une scénographie épurée impose, par sa blancheur et ses angles droits, une atmosphère aseptisée et froide. Trois chaises (une fois enlevée une quatrième inutile) et une machine distributrice d’eau constituent l’essentiel du décor. Entre les protagonistes, une tension. Incarnée par Stephie Mazunya, Trois oppose d’abord un silence presque audible aux fonctionnaires embarrassés qui parlent et s’entrecoupent sans finir leurs phrases. Deux et Une, joués par Patrice Dubois et Ève Landry, questionnent, offrent du café, du thé, de l’eau, du jus, mais n’écoutent pas ce que dit la femme. Une semble être la supérieure de Deux, particulièrement maladroit et, pour cela, parfois, d’une balourdise comique.

© Antoine Raymond

Victime ou bourreau

Se révèle ainsi l’un des enjeux de la pièce : ne pas écouter ce que l’on ne sait pas entendre, non par malveillance, mais par ignorance ou absence de solution. Il est intéressant de constater que Deux, le plus empêtré des acolytes bureaucrates, devient extrêmement limpide quand il décrit les diverses peines de mort : le manuel et les statistiques, il connaît ! Tout au long de la pièce, les fonctionnaires dansent sur une corde raide, littéralement, dans leurs chaussures à claquettes. Un choix scénique soulignant la rigidité du protocole comme le malaise de ces personnages.

Trois parlera, mais sans répondre aux questions, même innocentes, des deux autres. Au contraire, elle interrogera Une sur son divorce, renversant ainsi l’ordre des choses. D’une certaine manière, ce retournement des rôles anticipe celui, plus important, que suggère la pièce : de victime, Trois devient bourreau. Devoir statuer sur la sentence de son agresseur est imposé par le protocole, elle ne l’a pas voulu. Par contre, en se décidant pour le châtiment le moins propre, celui où la mort est la plus lente – la pendaison, la corde raide – elle assume cette position.

corde. raide ouvre cependant sur une autre strate de signification possible. « On est là pour lui, pas pour moi », dira Trois. Lui, qui aura somme toute le dernier mot : la dernière image de la pièce montre Trois lisant, en tremblant, la lettre que l’agresseur lui a écrite. Était-il utile de souligner ce que l’on ressentait comme une nouvelle agression pour cette femme par le cri ajouté à la fin ?

Vers le milieu de la pièce, Trois témoigne des séquelles encore vives que l’agression a laissées sur sa famille et sur elle, isolée par l’éclairage. D’une certaine manière, elle soliloque. Elle répète à plus d’une reprise aux deux autres qu’il leur est impossible de comprendre ce qu’elle a subi, ce qu’elle vit. Cela relève de l’évidence : peut-on jamais comprendre ce qui ne nous arrive pas ? Mais ce truisme devient porteur de la difficulté, voire de l’impossibilité de sortir des filets du racisme, parce que Trois est une femme noire. C’est la situation dans laquelle la parole s’énonce et circule qui crée le malaise. Elle, campée dans sa colère et sa peur. Deux et Une, dans leurs bonnes intentions perverties par leur sentiment de culpabilité et leur incompréhension. Ainsi, le texte avance par à-coups, tourne sur lui-même, retombe dans le même piège, celui du racisme systémique.

La dernière partie de la pièce se joue à la fois sur scène et sur les murs, où sont projetées les ombres des protagonistes. Ce dispositif scénique réitère en quelque sorte ce que le texte propose : les personnages ne projettent-ils pas leur propre peur ou culpabilité les unes sur les autres ? Où se trouve l’issue de ce théâtre d’ombres ? Finalement, la pièce amène aussi le public à se tenir sur une corde raide, à accepter l’incertitude et le malaise, ce qui indique peut-être une voie de sortie.

© Yanick Macdonald

corde. raide

Texte : debbie tucker green. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Alexia Bürger, assistée de Bethzaïda Thomas. Dramaturgie : Alexandra Pierre. Scénographie et accessoires : Marie-Ève Fortier. Costumes, coiffures et maquillages : Ange Blédja Kouassi. Lumière : Martin Labrecque. Chorégraphies : Majiza Philip. Musique : Backxwash. Spatialisation sonore et conseils à la conception sonore : Philippe Brault. Avec Patrice Dubois, Eve Landry et Stephie Mazunya. Une production d’Espace Go, présentée à Espace Go du 19 septembre au 15 octobre 2023.