Critiques

À perte de vue : Devant la douleur des autres

© Angelo Barsetti

La lenteur est une qualité qui se fait assez rare dans les arts de la scène. Par crainte d’impatienter, d’ennuyer, d’assoupir peut-être, ou tout simplement par effet d’entraînement… Et pourtant, ses possibilités méditatives ont le potentiel d’apporter de nouvelles perspectives, un vaste champ d’interprétations, de même qu’une esthétique riche en possibilités.

Avec le concours de la lenteur, il devient possible de composer des tableaux humains d’une grande beauté et qui se fonde dans l’espace. C’est ce qu’accomplit le spectacle À perte de vue, une pièce pour trois danseurs de la chorégraphe Lucie Grégoire. Une œuvre à la fois hypnotique, sombre et exigeante, qui amène le spectateur vers un voyage introspectif et contemplatif.

Le souvenir de France Geoffroy, pionnière québécoise de la danse intégrée, planait doucement sur la scène du MAI Center, lors de la (courte) série de représentations d’À perte de vue. Lors de la rencontre avec les artistes ayant suivi la représentation, il a été rappelé que cette pionnière québécoise de la danse intégrée et co-fondatrice de Corpuscule Danse (décédée en avril 2021), a été présente lors des premiers balbutiements de la pièce de Lucie Grégoire. Son legs est immense: son souvenir et sa contribution immense perdurent à travers la mission de Corpuscule de créer des pièces qui repoussent les frontières exploratoires de la danse intégrée.

© Angelo Barsetti

Pas de deux, pour corps brisés

Un arrangement musical dense signé Robert Normandeau, qui évoque un train en pleine course, des bruits de ferraille, enveloppe la scène du Centre MAI, où est lovée la protagoniste principale Marie-Hélène Bellavance. Artiste multidisciplinaire amputée des deux jambes, Marie-Hélène Bellavance incarne avec vulnérabilité et authenticité la perte des repères au milieu d’un environnement hostile.

Avec une grande lenteur, une pureté du geste et une délicatesse de l’émotion, on la retrouve de plus en plus habitée par et dans l’espace. Sans pieds pour fouler le sol, elle parvient néanmoins à investir la scène, prendre sa place et son propre rythme. Et dans un duo avec l’interprète Georges-Nicolas Tremblay, elle parvient à accéder à de nouveaux gestes, une nouvelle réalité.

© Angelo Barsetti

Réflexion sur la normalité

Dans un deuxième temps, une seconde interprète, Isabelle Poirier, intervient à titre d’alter ego qui propulse cette chorégraphie assez funeste dans une dimension plus survoltée. Désormais pourvue de prothèses, Marie-Hélène Bellavance se lance dans l’espace et bouge avec aisance et une normalité apparente. Les deux danseuses se rencontrent face à face, se donnent la réplique et exécute un énergique pas de deux ancré dans la vitalité, l’énergie et la fureur de vivre.

Nous, spectateurs, sommes propulsés dans la sphère de l’émotion intuitive, pendant les cinquante minutes de cette prestation d’une grande humanité qui parle de résilience, de transformation, de compassion, de notre rôle de témoin face aux handicaps visibles et invisibles qui peuplent notre quotidien. Dans cet univers minimaliste où des références à l’art japonais du butô sont convoquées pour faire communiquer les êtres et les âmes, la connexion sincère entre la scène et les spectateurs s’exécute dans la poésie du geste et le respect mutuel. Une danse de la maturité, de l’intuition et de l’exploration, qui offre une foule de champ d’interprétation et un surprenant apaisement.

À perte de vue

Chorégraphie, en collaboration avec les interprètes : Lucie Grégoire. Interprètes : Marie-Hélène Bellavance, Isabelle Poirier, Georges-Nicolas Tremblay. Musique : Robert Normandeau. Éclairages : Pierre Lavoie. Conseiller à la dramaturgie : Paulo Castro-Lopes. Costumes : Marilène Bastien. Répétitrice : Dodik Gédouin. Direction technique et régie : Judith Allen. Une coproduction de Lucie Grégoire Danse et Corpuscule Danse présentée au MAI (Montréal Arts Interculturels) du 11 au 14 octobre 2023.