Critiques

L’espèce fabulatrice : Apocalypse en demi-teintes

© Najim Chaoui / Arach’Pictures

Pirata Théâtre fait partie de la mouvance en expansion des compagnies québécoises qui intègrent des non-acteurs de tous âges dans leurs spectacles, et ce à toutes les étapes de la création et de la performance, dans un objectif d’inclusion citoyenne. Pilotée depuis 2015 par Michelle Parent, qui est aussi la metteure en scène principale de ses créations, elle propose dans L’espèce fabulatrice, troisième et dernier volet de son Cycle de la collapsologie, une réflexion sur la période menant à « l’effondrement ». Ce terme est laissé vague, mais on comprend qu’il s’agit d’un avatar de l’apocalypse : la fin du monde telle qu’on la connaît, à titre collectif ou individuel.

C’est sous la forme d’une œuvre en construction que se présente ce spectacle tout en dialogues, savamment brouillon, où le quatrième mur est laissé poreux. Quelques répliques sont livrées, en mode confessionnal, à un·e interlocuteur suprême — l’auteur, peut-être, ou encore le public, ou Dieu. Rapidement, l’expérience individuelle de chacun·e finit par se fondre dans l’angoisse partagée face à la catastrophe qui menace la communauté des humains.

Le spectacle tourne autour de la capacité humaine à forger des récits communs. Notre espèce, selon l’ouvrage du même titre de l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston, construit sa collectivité, sa force et son unicité sur le récit, la fabula. Mais ici, ces tentatives sont avortées, brisées, interrompues et déconstruites, tout comme la planète qui, nous souligne-t-on, arrive à sa perte.

La gigantesque radio, à la fois pôle d’attraction et repoussoir oppressant, diffuse une cacophonie d’information et de commentaires d’expert·es, de politicien·nes et autres quidams qui coupent la parole et l’action des humains sur scène. Le dos courbé du début à la fin, ceux-ci évoluent avec fébrilité malgré le poids du monde qui pèse sur leurs épaules. Ils courent, sautent, dansent, parlent à toute vitesse, amorcent des gestes — se démènent, en somme, pour tenter une action vouée d’avance à l’échec. On ne peut que constater, une fois de plus, l’absurdité de l’existence et la ruine du sens.

© Najim Chaoui / Arach’Pictures

Le métarécit du Soi

Le texte qui, par ailleurs, ne manque pas d’humour pêche quelque peu par intellectualisme. On peut lui reprocher une trop maniaque attention portée à chaque symbole, à chaque métaphore, qui en fait une sorte de métatexte qui se regarde lui-même… On notera que c’est justement ce qui caractérise d’une part la génération largement représentée sur scène, du moins telle qu’elle se voit dépeinte dans les œuvres de fiction contemporaines, et d’autre part le discours de l’anxiété lorsqu’il s’empare d’un esprit rendu vulnérable par les coups de boutoir de l’incessante médiatisation des catastrophes et des discours creux des politiciens.

Ces extraits laissent occasionnellement la place à un ample montage de chansons populaires des dernières décennies qui abordent le thème de la fin du monde — de The End of the World de Skeeter Davis à Apocalypso de Joe Bocan. La scénographie reproduit intelligemment l’inquiétude des personnages. À la musique et aux interruptions constantes de voix radiophoniques s’ajoute une toile de fond sonore qui s’apparente à de lointaines sirènes, perceptible sous les dialogues, juste au-dessus du seuil de l’audition. Celle-ci ajoute une charge d’angoisse qui, cumulée à des détails visuels comme un spectre immobile, apparemment inoffensif sous son drap fleuri, instille une réelle sensation de malaise.

À travers le brouillard jaunâtre, rappel impitoyable des feux de forêt et de la pollution à plus large échelle, on distingue une serre remplie de tournesols d’importation. Et c’est sur ces deux pierres angulaires du décor que se déploie le champ lexical du jaune, qui devient la couleur de l’impureté et de l’appréhension mortifère. On démontrera, comme l’œuvre de Van Gogh — maître des jaunes et des teintes chatoyantes — dont les pigments s’effacent avec le temps, que l’on peut tout à fait s’habituer, au cours d’une vie, à la disparition progressive, sournoise de bonnes et belles choses que l’on tenait pour acquises. La vivacité d’un carmin ; la pureté de l’air qu’on respire ; la confiance en l’avenir.

© Najim Chaoui / Arach’Pictures

L’espèce fabulatrice

Montage et écriture de plateau : Michelle Parent. Conception : Marie-Eve Fortier, Andréanne Deschênes et Michelle Parent. Assistance à la scénographie : Camille Walsh. Conseils dramaturgiques : Geneviève Gagné. Conseils au mouvement : Corinne Crane. Conseils au son : Marie-Frédérique Gravel. Assistance à la direction d’acteur·rices : Annie Valin. Direction de production : Julie Guénnéguès. Direction technique : Mélisande Goux. Avec Alexa Dubé, Joseph Martin, Marie-Hélène Rinfret, Nicolas van Schendel, Clémence Léveillé, Gabrielle Bertrand Lehouillier et Sabri Attalah. Une production de Pirata Théâtre, présentée au Théâtre Aux Écuries jusqu’au 28 octobre 2023.