JEU des 5 questions

Cinq questions à Johanne Madore, metteure en scène, chorégraphe et cofondatrice du Collectif Chimère

© Stéphane Bourgeois

NYX est le premier spectacle du collectif Chimère quoique ses cofondateurs aient souvent travaillé ensemble dans le passé. NYX, c’est la déesse de la nuit, la mère de la mort, des songes et des tisseuses du destin. Ce spectacle circassien explore la dualité entre la vie et la mort, le rêve et la réalité, l’ombre et la lumière. Tous ces éléments s’entremêlent dans une fable uniquement portée par des femmes.

Votre spectacle NYX a connu plusieurs formes depuis 2018, pouvez-vous en tracer les grandes lignes avant d’en arriver à sa forme finale ?

Le projet NYX est issu d’un premier élan de création en 2013 : à l’époque le projet se nommait Solo Soute et mettait en jeu jeunesse et vieillesse, passation et initiation, réel et fabulation. Je cherchais à rendre hommage à la mémoire de ma grand-mère qui a vécu jusqu’à 106 ans. Elle était le pôle et la matriarche de notre grand clan. C’était aussi le pilier du commerce familial de vêtements d’élégance — en particulier pour dames — et de manteaux de fourrures, encore aujourd’hui célèbre dans les souvenirs des gens de Drummondville. J’y voyais des corps flottants dans la nuit, saisis dans la toile du temps, un lieu de rêve où l’on entend des voix sages qui nous parlent, nous conseillent, nous visitent, là où les frontières du réel s’estompent et les fragments de mémoires se reconfigurent. C’est à travers ces images que s’est installée la figure de NYX, déesse grecque de la nuit en qui j’ai reconnu ma grand-mère. Une série de résidences et de laboratoires se sont enchaînés, précédés de rencontres avec Sébastien Robillard, notre chef gréeur et complice de tout le processus de création, et le plasticien Pierre Przysiezniak, cofondateur du collectif, qui explorait les matériaux en suspensions, étoffes, voiles, vignes, sculptures. Nous avons généré beaucoup de possibles comme tout le monde pour naviguer durant la pandémie. À chaque résidence, Pierre concoctait une variation de cette installation, avec les divers éléments en évolution dans un processus de prototypage qui lui est cher. Il nous offrait des mises en place vibrantes de possibilités avec lesquelles les interprètes seraient appelés à jouer. Le Diamant de Québec nous a invités pour leur première saison officielle en octobre 2022. Tous les écueils et la durée de création ont entraîné des deuils et pertes, des ruptures et des abandons, mais aussi un enrichissement. C’est ce qui, nous le croyons, donne une force invisible et sous-jacente à cette création qui semble avoir sa propre volonté.

© Stéphane Bourgeois

Parfois, on a l’impression que la dramaturgie et la théâtralité sont quelque peu plaquées entre et/ou autour des numéros de cirque, votre approche est différente, non ?

J’ai aspiré à ce que les gestes acrobatiques aient un sens, s’inscrivent dans un continuum dramaturgique. Un fil traverse l’œuvre tout en bifurquant sans cesse vers des abysses mémoriels ou les racines profondes d’un senti corporel. Ces parts invisibles atteignent le public, nous en avons fait la preuve : il s’identifie à ce narratif non linéaire et impressionniste et en capte la portée. C’est une histoire livrée un peu comme les contes, avec leurs parties souterraines, mais universelles, chevauchant les générations et les cultures… J’ai toujours recherché la fluidité : les transitions entre les tableaux principaux de NYX sont en eux-mêmes des moments précieux, enrichis et construits avec un ensemble d’éléments en évolution. C’est aussi notre éthique de création interdisciplinaire et hybride avec mon collaborateur et partenaire Pierre Przysiezniak. Les différents projets auxquels nous nous sommes attelés à travers les décennies appelaient un grand nombre de pratiques et savoirs avec le souci de ne pas hiérarchiser ces apports dans un esprit de dialogue et de contaminations mutuellement bénéfiques. Cela demande toutefois, à tour de rôle, un effacement pour mieux laisser porter le propos et la force de la création à une autre contribution, plus évocatrice. En fait, notre seule hiérarchie, c’est l’œuvre finale, peu importe la forme qu’elle décide de prendre.

Parlez-nous de l’aspect visuel — scénographie, lumières, costumes, couleurs — qui apparaissent, en photos du moins, nous plonger directement dans l’univers du rêve.

C’est mon approche personnelle, c’est viscéral : je suis une artiste qui vient d’abord de la danse, puis du théâtre, de l’image et du théâtre physique. Pour moi, le corps en scène rayonne d’une force qui se voit à l’œil. Démultipliez les moments de ce corps en mouvement et il peut y avoir incandescence. C’est ce que je tente de bâtir avec mes interprètes. Certes, il y a tout le visuel autour, mais les interprètes doivent d’abord porter les images pour qu’opère la force de l’environnement/univers visuel que notre plasticien Pierre Przysiezniak travaille à mettre en scène. Il a fait cela en accompagnant tout le processus depuis le début, pendant toutes les recherches, laboratoires et répétitions en observant et écoutant le travail du corps, avec les bribes de matériaux rassemblés pour explorer et progressivement, organiquement, manier, former, sculpter, créer des éléments soudés aux interprètes et au propos. Les sculptures acrobatiques qu’il a imaginées lui-même, en corps à corps, sont devenues des labyrinthes pour la mémoire des acrobates, un défi à naviguer. Les corps, les matériaux, sonores et musicaux, les mouvements, enveloppés de lumières, tous en relations sensibles et en contrepoints. Les images émergent de tout cela.

© Stéphane Bourgeois

De quelle manière votre inspiration, la vie de votre grand-mère, se transpose-t-elle sur scène ?

Je crois avoir déjà abordé plusieurs éléments de cette question, mais j’ajouterai simplement ceci : avec des fragments de souvenirs et de fabulations, des remaniements apportés à celles-ci et des jeux d’associations, avec des références picturales et une riche création sonore et musicale (magnifiquement créée par Antoine Bédard, tout en ayant été bâtie au travers de plusieurs collaborations avec Claude Fradette et Pierre Przysiezniak).

NYX est une première pour votre Collectif Chimère, on imagine que ce ne sera pas la dernière. Sans dévoiler de secrets, comptez-vous continuer dans la même direction, tant formellement qu’au niveau du contenu ?

Oui. Il y a certains projets que nous avons recherchés et enrichis en parallèle à NYX. Plusieurs sont déjà bien avancés. Nous en sommes presque à prendre une décision pour la prochaine création et il y a des mains tendues, mais comme toujours, tout dépendra des ressources et du soutien. Rien n’est certain, nous avançons pas à pas, à l’écoute de nos rêves. Et aujourd’hui, à quelques jours avant la première, nous sommes intensément dans le moment présent.

NYX est présenté à la TOHU du 25 au 29 octobre 2023.