Lorsque Jean-François F. Lessard découvre le texte de la pièce de Larry Tremblay Le problème avec moi, il est séduit par ce personnage de Léo en butte à son alter ego. Il a l’intuition que cette étrange rencontre d’un homme et son double partageant une même passion pour le film Psychose pourrait aller plus loin : « ajouter d’autres Léo à ce duo », tel que le programme du spectacle le propose. Larry Tremblay est non seulement d’accord — lui qui a l’habitude qu’on démultiplie ses protagonistes, eux-mêmes souvent confrontés à d’inquiétantes dislocations — mais il suggère de lire aussi une de ses premières pièces, Le déclic du destin (1988), qui mettait déjà en scène ce personnage de Léo, professeur tranquille dont la vie bascule alors qu’il mangeait un éclair au chocolat et qu’il perd une dent ! Le protagoniste est alors confronté à la perte successive de parties de son corps sans que l’on sache bien s’il s’agit d’un rêve, d’un cauchemar ou d’une plongée dans le fantastique. Lessard décide donc de monter ces deux courtes pièces. Précisons que ce double programme avait déjà été créé par Omnibus en 2007 et qu’on avait pu le voir au Périscope (2009). Larry Tremblay y était l’un des interprètes.
Mais ici, l’approche est tout autre par le fait déjà du pari de démultiplier les protagonistes — avec deux Léo dans la première pièce et cinq dans la seconde — ce qui accentue le questionnement existentiel, mais surtout occasionne des dynamiques de jeu passionnantes et parfaitement maîtrisées autour du double. Par ailleurs, Lessard est directeur artistique d’Entr’actes, organisme culturel qui propose des formations et des productions artistiques avec des personnes en situation de handicap, tout en pariant sur le métissage et la rencontre. Ici, comme à chaque création d’Entr’actes, l’alchimie fonctionne entre les artistes de l’organisme et les artistes invités. La singularité de l’univers de Tremblay trouve là une occasion d’exploration aussi puissante que ludique.
Une plongée hypnotique dans l’étrangeté
Nous sommes dans l’appartement propret de Léo : un lit en métal trône au centre de l’espace, bordé par deux larges bibliothèques comprenant livres et bibelots. Un bureau d’écolier est à cour, un drap traîne au sol à jardin, la moquette est d’un vert insolite ! Entre en scène Léo (Hubert Bolduc), tee-shirt blanc, pantalon gris, perruque de cheveux bruns bien lissée, lunettes, visage juvénile, qui nous explique le moment où sa vie a basculé, alors qu’il était dans l’extase de cet éclair qui « froufroutait de crème » ! Puis un deuxième Léo (Mathieu Bérubé-Lemay), identique, surgit et le duo se partage alors le récit, les places dans le lit, les mêmes postures : les deux interprètes sont impeccables dans ce jeu presque clownesque de funambule entre solitude et récit à l’autre aux lisières de la folie. Des irruptions de lumière en arrière d’un grand rideau blanc bordant la scène viennent souligner l’étrangeté du moment, de même que de subtils changements dans les cases des rayonnages : les livres sont remplacés par des bocaux contenant des organes au fur et à mesure du récit du démembrement de Léo, qui voit tomber ses dents, puis l’index avant de perdre littéralement la tête ! Les solutions scéniques sont magnifiques d’ingéniosité pour suggérer cette langue que l’on remet en bouche (une cravate rose) ou le corps sans tête qui s’adresse à la tête sans corps de Léo (une sacoche de cuir masque la tête de celui qui écrit au bureau, alors que l’autre interprète a la tête qui émerge des draps).
La deuxième pièce enchaîne directement, par déplacement des éléments du dispositif. Le grand rideau blanc s’ouvre à moitié côté jardin pour laisser voir un banc public et un lampadaire, la moquette verte occupe l’espace, zébrée de quelques sentiers en brun. Et rebelote, Léo rencontre Léo, qui lui aussi va au bureau, mais ne veut pas vraiment aller travailler. Les deux parlent alors de leur film préféré, Psychose. Le rythme est alors plus vif, l’humour plus marqué encore. Les Léo sont révélés progressivement à chaque plongée dans le dispositif, par dévoilement d’un nouvel espace de jeu lorsque des rideaux glissent, ouvrant toujours plus en profondeur le plateau pour dessiner le décor du film d’Hitchcock, autour du fameux bain. Le comédien Paul Fruteau de Laclos se glisse avec malice dans ce duo pour mieux le dynamiter, vite rejoint par des complices vêtus pareil (Geneviève Breton et Jean-François Plante), qui multiplient encore les facettes possibles de Léo, dans toutes les diversités possibles (de genre, de corpulence, de mobilité…), en accentuant le tourbillon autour du premier Léo. À l’accroissement des figures répondent les multiples et savoureuses citations du film Psychose, suggérés en instants de jeu hystérique bras levé (la scène de la douche) ou en une bascule de lumière, avec toujours un soutien subtil de la partition sonore. On est happé, comme chez Hitchcock !
Texte : Larry Tremblay. Mise en scène : Jean-François F. Lessard. Assistance à la mise en scène : Joanie Bélanger. Dramaturgie : Elizabeth Plourde. Direction de production : Caroline Martin. Scénographie : Dominique Giguère. Éclairages : Denis Guérette. Conception sonore : Stéphane Caron. Costumes : Guylaine Petitclerc. Maquillage : Béatrice Lecompte-Rousseau. Avec Hubert Bolduc, Mathieu Bérubé-Lemay, Paul Fruteau de Laclos, Geneviève Breton, Jean-François Plante. Une production d’Entr’actes présentée au Périscope jusqu’au 27 janvier 2024.
Lorsque Jean-François F. Lessard découvre le texte de la pièce de Larry Tremblay Le problème avec moi, il est séduit par ce personnage de Léo en butte à son alter ego. Il a l’intuition que cette étrange rencontre d’un homme et son double partageant une même passion pour le film Psychose pourrait aller plus loin : « ajouter d’autres Léo à ce duo », tel que le programme du spectacle le propose. Larry Tremblay est non seulement d’accord — lui qui a l’habitude qu’on démultiplie ses protagonistes, eux-mêmes souvent confrontés à d’inquiétantes dislocations — mais il suggère de lire aussi une de ses premières pièces, Le déclic du destin (1988), qui mettait déjà en scène ce personnage de Léo, professeur tranquille dont la vie bascule alors qu’il mangeait un éclair au chocolat et qu’il perd une dent ! Le protagoniste est alors confronté à la perte successive de parties de son corps sans que l’on sache bien s’il s’agit d’un rêve, d’un cauchemar ou d’une plongée dans le fantastique. Lessard décide donc de monter ces deux courtes pièces. Précisons que ce double programme avait déjà été créé par Omnibus en 2007 et qu’on avait pu le voir au Périscope (2009). Larry Tremblay y était l’un des interprètes.
Mais ici, l’approche est tout autre par le fait déjà du pari de démultiplier les protagonistes — avec deux Léo dans la première pièce et cinq dans la seconde — ce qui accentue le questionnement existentiel, mais surtout occasionne des dynamiques de jeu passionnantes et parfaitement maîtrisées autour du double. Par ailleurs, Lessard est directeur artistique d’Entr’actes, organisme culturel qui propose des formations et des productions artistiques avec des personnes en situation de handicap, tout en pariant sur le métissage et la rencontre. Ici, comme à chaque création d’Entr’actes, l’alchimie fonctionne entre les artistes de l’organisme et les artistes invités. La singularité de l’univers de Tremblay trouve là une occasion d’exploration aussi puissante que ludique.
Une plongée hypnotique dans l’étrangeté
Nous sommes dans l’appartement propret de Léo : un lit en métal trône au centre de l’espace, bordé par deux larges bibliothèques comprenant livres et bibelots. Un bureau d’écolier est à cour, un drap traîne au sol à jardin, la moquette est d’un vert insolite ! Entre en scène Léo (Hubert Bolduc), tee-shirt blanc, pantalon gris, perruque de cheveux bruns bien lissée, lunettes, visage juvénile, qui nous explique le moment où sa vie a basculé, alors qu’il était dans l’extase de cet éclair qui « froufroutait de crème » ! Puis un deuxième Léo (Mathieu Bérubé-Lemay), identique, surgit et le duo se partage alors le récit, les places dans le lit, les mêmes postures : les deux interprètes sont impeccables dans ce jeu presque clownesque de funambule entre solitude et récit à l’autre aux lisières de la folie. Des irruptions de lumière en arrière d’un grand rideau blanc bordant la scène viennent souligner l’étrangeté du moment, de même que de subtils changements dans les cases des rayonnages : les livres sont remplacés par des bocaux contenant des organes au fur et à mesure du récit du démembrement de Léo, qui voit tomber ses dents, puis l’index avant de perdre littéralement la tête ! Les solutions scéniques sont magnifiques d’ingéniosité pour suggérer cette langue que l’on remet en bouche (une cravate rose) ou le corps sans tête qui s’adresse à la tête sans corps de Léo (une sacoche de cuir masque la tête de celui qui écrit au bureau, alors que l’autre interprète a la tête qui émerge des draps).
La deuxième pièce enchaîne directement, par déplacement des éléments du dispositif. Le grand rideau blanc s’ouvre à moitié côté jardin pour laisser voir un banc public et un lampadaire, la moquette verte occupe l’espace, zébrée de quelques sentiers en brun. Et rebelote, Léo rencontre Léo, qui lui aussi va au bureau, mais ne veut pas vraiment aller travailler. Les deux parlent alors de leur film préféré, Psychose. Le rythme est alors plus vif, l’humour plus marqué encore. Les Léo sont révélés progressivement à chaque plongée dans le dispositif, par dévoilement d’un nouvel espace de jeu lorsque des rideaux glissent, ouvrant toujours plus en profondeur le plateau pour dessiner le décor du film d’Hitchcock, autour du fameux bain. Le comédien Paul Fruteau de Laclos se glisse avec malice dans ce duo pour mieux le dynamiter, vite rejoint par des complices vêtus pareil (Geneviève Breton et Jean-François Plante), qui multiplient encore les facettes possibles de Léo, dans toutes les diversités possibles (de genre, de corpulence, de mobilité…), en accentuant le tourbillon autour du premier Léo. À l’accroissement des figures répondent les multiples et savoureuses citations du film Psychose, suggérés en instants de jeu hystérique bras levé (la scène de la douche) ou en une bascule de lumière, avec toujours un soutien subtil de la partition sonore. On est happé, comme chez Hitchcock !
Le problème avec moi
Texte : Larry Tremblay. Mise en scène : Jean-François F. Lessard. Assistance à la mise en scène : Joanie Bélanger. Dramaturgie : Elizabeth Plourde. Direction de production : Caroline Martin. Scénographie : Dominique Giguère. Éclairages : Denis Guérette. Conception sonore : Stéphane Caron. Costumes : Guylaine Petitclerc. Maquillage : Béatrice Lecompte-Rousseau. Avec Hubert Bolduc, Mathieu Bérubé-Lemay, Paul Fruteau de Laclos, Geneviève Breton, Jean-François Plante. Une production d’Entr’actes présentée au Périscope jusqu’au 27 janvier 2024.