Joe Schofield, photojournaliste, et Zhang Lin, professeur d’anglais, se sont connus dans leur jeunesse sur la place Tiananmen. Vingt-trois ans plus tard, l’ombre du Tank Man, cet homme qui a tenu tête aux blindés de l’armée chinoise, les tourmentent tous deux pour des raisons différentes. Dans cette pièce écrite en 2012, Lucy Kirkwood, dramaturge anglaise, dépeint l’interaction entre les deux hommes et les rapports de chacun avec son milieu sociopolitique et son propre passé.
Chimerica, c’est la relation économique décrite comme symbiotique entre la Chine et l’Amérique, une chimère faite de pièces hétéroclites, mais inextricablement liées. Emplois du secteur manufacturier américain exportés en Chine, articles de consommation de tout genre déversés par millions de conteneurs sur le marché américain, mode de vie « à l’américaine » qui gagne petit à petit la classe moyenne chinoise, et bien sûr, la dette des États-Unis en croissance hyperbolique… L’aigle et le dragon s’entre-dévorent, enchevêtrés dans un funeste corps-à-corps.
Les thèmes de Chimerica se déclinent en de fausses contradictions : l’idéologie et les idéaux, la démocratie et le totalitarisme, le héros et l’homme du quotidien, la loyauté et la trahison. Car il s’agit aussi des petites et grandes capitulations auxquelles l’Amérique s’astreint de plus en plus face à l’Empire du Milieu, illustrées par des personnages qui se soumettent aux lois et aux investisseurs chinois au détriment des droits de la personne et de la liberté de presse. Pendant ce temps, l’immense tableau de Mao qui domine toute la scène montre des signes croissants de dégradation, de profanation et de violence — de la métamorphose warholienne aux traces de rafales de balles — pour finir par laisser la place à des affiches publicitaires.
Symbiose et contamination
Le spectacle évolue, au long de ses quelque trois heures, à un rythme à la fois effréné et traînant dans des longueurs. On sent que certaines scènes cruciales pourraient être décélérées ou appuyées pour en faire mieux goûter la substantifique moelle, surtout lorsqu’on se débat avec des surtitres à la synchronisation vacillante ; à l’inverse, on souhaiterait expédier d’autres échanges ou répliques dont on se demande ce qu’ils apportent à l’œuvre. Par ailleurs, si les nombreux dialogues en mandarin (surtitrés en français) apportent une appréciable dimension culturelle, on peut se demander s’il est nécessaire de faire baragouiner certains personnages chinois dans un français sans déterminants qui évoque par moments des bandes dessinées d’une autre époque.
Schofield, à New York, et Zhang Lin, à Beijing, sont les deux planètes qui entraînent l’ensemble de l’action dans leur gravité, et Derek Kwan (Zhang Lin) impressionne par l’intensité de sa prestation tourmentée. Mais dans les interstices évoluent des personnages colorés qui font parfois chatoyer la très sérieuse intrigue et les performances parfois compassées d’un éclair de charme – la marchande de poisson, campée gaillardement par Shiong-En Chan, ou encore Benny, le blond neveu de Zhang Lin, incarné avec une indéniable suavité par Yuu Ki. Tessa, la belle Anglaise, tâche tant bien que d’humaniser le rébarbatif journaliste ; elle introduit aussi dans l’histoire, par le biais de son capitalisme naïf, quelques statistiques permettant de constater la dynamique des deux empires, le déclin de l’un face à l’essor de l’autre.
Décors complexes et majestueux, éclairages à l’avenant, l’imposante scénographie de ce spectacle déjà porté à l’écran en 2019 par Channel 4 évoque une structure presque cinématographique, qui comporte de fréquents changements d’époques et de lieux ainsi que de nombreux personnages incarnés tour à tour par la douzaine de comédien·nes. Dans la première partie, la chronologie est parfois difficile à suivre. L’entracte marque un changement de rythme qui resserre l’action et cisèle l’intrigue ; au retour, celle-ci atteint sa vitesse de croisière et vogue rondement vers un dénouement spectaculaire.
Spectacle ambitieux et de grande portée, Chimerica émerge dans un contexte qui l’imprègne de sens. À l’instar des fantômes qui hantent Zhang Lin dans les gestes de son quotidien, le spectre de l’ingérence et de l’omniprésence de l’appareil étatique chinois plane sur la soirée. En outre, le retour sur la campagne présidentielle de 2012 aux États-Unis offre un contraste saisissant avec les péripéties électorales des derniers temps. C’est le sillage inquiétant d’une actualité bien tangible qui s’immisce ainsi jusque dans la présence même de plusieurs des comédien·nes, conférant à plusieurs scènes la fébrilité d’une émotion poignante, et, au final, le souffle du chimérique dragon embrase le spectacle tout entier.
Texte : Lucy Kirkwood. Mise en scène : Charles Dauphinais. Traduction : Maryse Warda. Scénographie : Loïc Lacroix Hoy. Costumes : Jessica Poirier-Chang. Éclairages : Marie-Aube St-Amant Duplessis. Musique et conception sonore : Lefutur. Vidéo : Robin Kittel-Ouimet. Traduction vers le mandarin : Wai-Yin Kwok, Charo Foo Tai Wei, Yuu Ki, Li Li et Derek Kwan. Direction technique : Louis Carpentier. Avec Shiong-En Chan, Alexandre Goyette, Yuu Ki, Tania Kontoyanni, Albert Kwan, Derek Kwan, Marie-Laurence Moreau, Li Li, Philippe Racine, Manuel Tadros, Marie-Hélène Thibault et Annie Yao. Une production de Duceppe, avec le soutien de la Fondation Cole, présentée au Théâtre Duceppe jusqu’au 17 février 2024.
Joe Schofield, photojournaliste, et Zhang Lin, professeur d’anglais, se sont connus dans leur jeunesse sur la place Tiananmen. Vingt-trois ans plus tard, l’ombre du Tank Man, cet homme qui a tenu tête aux blindés de l’armée chinoise, les tourmentent tous deux pour des raisons différentes. Dans cette pièce écrite en 2012, Lucy Kirkwood, dramaturge anglaise, dépeint l’interaction entre les deux hommes et les rapports de chacun avec son milieu sociopolitique et son propre passé.
Chimerica, c’est la relation économique décrite comme symbiotique entre la Chine et l’Amérique, une chimère faite de pièces hétéroclites, mais inextricablement liées. Emplois du secteur manufacturier américain exportés en Chine, articles de consommation de tout genre déversés par millions de conteneurs sur le marché américain, mode de vie « à l’américaine » qui gagne petit à petit la classe moyenne chinoise, et bien sûr, la dette des États-Unis en croissance hyperbolique… L’aigle et le dragon s’entre-dévorent, enchevêtrés dans un funeste corps-à-corps.
Les thèmes de Chimerica se déclinent en de fausses contradictions : l’idéologie et les idéaux, la démocratie et le totalitarisme, le héros et l’homme du quotidien, la loyauté et la trahison. Car il s’agit aussi des petites et grandes capitulations auxquelles l’Amérique s’astreint de plus en plus face à l’Empire du Milieu, illustrées par des personnages qui se soumettent aux lois et aux investisseurs chinois au détriment des droits de la personne et de la liberté de presse. Pendant ce temps, l’immense tableau de Mao qui domine toute la scène montre des signes croissants de dégradation, de profanation et de violence — de la métamorphose warholienne aux traces de rafales de balles — pour finir par laisser la place à des affiches publicitaires.
Symbiose et contamination
Le spectacle évolue, au long de ses quelque trois heures, à un rythme à la fois effréné et traînant dans des longueurs. On sent que certaines scènes cruciales pourraient être décélérées ou appuyées pour en faire mieux goûter la substantifique moelle, surtout lorsqu’on se débat avec des surtitres à la synchronisation vacillante ; à l’inverse, on souhaiterait expédier d’autres échanges ou répliques dont on se demande ce qu’ils apportent à l’œuvre. Par ailleurs, si les nombreux dialogues en mandarin (surtitrés en français) apportent une appréciable dimension culturelle, on peut se demander s’il est nécessaire de faire baragouiner certains personnages chinois dans un français sans déterminants qui évoque par moments des bandes dessinées d’une autre époque.
Schofield, à New York, et Zhang Lin, à Beijing, sont les deux planètes qui entraînent l’ensemble de l’action dans leur gravité, et Derek Kwan (Zhang Lin) impressionne par l’intensité de sa prestation tourmentée. Mais dans les interstices évoluent des personnages colorés qui font parfois chatoyer la très sérieuse intrigue et les performances parfois compassées d’un éclair de charme – la marchande de poisson, campée gaillardement par Shiong-En Chan, ou encore Benny, le blond neveu de Zhang Lin, incarné avec une indéniable suavité par Yuu Ki. Tessa, la belle Anglaise, tâche tant bien que d’humaniser le rébarbatif journaliste ; elle introduit aussi dans l’histoire, par le biais de son capitalisme naïf, quelques statistiques permettant de constater la dynamique des deux empires, le déclin de l’un face à l’essor de l’autre.
Décors complexes et majestueux, éclairages à l’avenant, l’imposante scénographie de ce spectacle déjà porté à l’écran en 2019 par Channel 4 évoque une structure presque cinématographique, qui comporte de fréquents changements d’époques et de lieux ainsi que de nombreux personnages incarnés tour à tour par la douzaine de comédien·nes. Dans la première partie, la chronologie est parfois difficile à suivre. L’entracte marque un changement de rythme qui resserre l’action et cisèle l’intrigue ; au retour, celle-ci atteint sa vitesse de croisière et vogue rondement vers un dénouement spectaculaire.
Spectacle ambitieux et de grande portée, Chimerica émerge dans un contexte qui l’imprègne de sens. À l’instar des fantômes qui hantent Zhang Lin dans les gestes de son quotidien, le spectre de l’ingérence et de l’omniprésence de l’appareil étatique chinois plane sur la soirée. En outre, le retour sur la campagne présidentielle de 2012 aux États-Unis offre un contraste saisissant avec les péripéties électorales des derniers temps. C’est le sillage inquiétant d’une actualité bien tangible qui s’immisce ainsi jusque dans la présence même de plusieurs des comédien·nes, conférant à plusieurs scènes la fébrilité d’une émotion poignante, et, au final, le souffle du chimérique dragon embrase le spectacle tout entier.
Chimerica
Texte : Lucy Kirkwood. Mise en scène : Charles Dauphinais. Traduction : Maryse Warda. Scénographie : Loïc Lacroix Hoy. Costumes : Jessica Poirier-Chang. Éclairages : Marie-Aube St-Amant Duplessis. Musique et conception sonore : Lefutur. Vidéo : Robin Kittel-Ouimet. Traduction vers le mandarin : Wai-Yin Kwok, Charo Foo Tai Wei, Yuu Ki, Li Li et Derek Kwan. Direction technique : Louis Carpentier. Avec Shiong-En Chan, Alexandre Goyette, Yuu Ki, Tania Kontoyanni, Albert Kwan, Derek Kwan, Marie-Laurence Moreau, Li Li, Philippe Racine, Manuel Tadros, Marie-Hélène Thibault et Annie Yao. Une production de Duceppe, avec le soutien de la Fondation Cole, présentée au Théâtre Duceppe jusqu’au 17 février 2024.