Critiques

Membrane : Troublant avenir

© Maxim Paré Fortin

Le roman de science-fiction queer Membrane du Taiwanais Chi Ta-wei (1995) a inspiré à Cédric Delorme-Bouchard un spectacle d’une grande beauté, à la langue riche et annonçant de terrifiantes perspectives pour l’avenir de l’humanité. Après l’adaptation d’un autre excellent roman futuriste, Les employés d’Olga Ravn, également présentée au Prospero il y a près d’un an, le metteur en scène-scénographe-concepteur démontre toute l’étendue de son talent.

Dans cet avenir troublant, les humains vivent sous l’eau en raison d’une surface terrestre inhabitable. La question de genre y est chose du passé puisque les citoyen·nes peuvent changer de sexe à souhait aussi bien que fusionner avec des humanoïdes pour prolonger leur vie. Le personnage principal, Momo, qui a souffert très jeune d’une grave maladie et qui a été séparé longtemps de sa mère, travaille comme esthéticienne. Elle applique sur la peau une membrane protectrice, une technologie avancée lui permettant d’avoir accès aux souvenirs et aux pensées de ses client∙es. À l’aube de ses 30 ans, Momo s’apprête à revoir sa mère pour la première fois en 20 ans.

L’astucieuse dramaturgie développée par Rébecca Déraspe et William Durbau transpose admirablement une écriture tantôt philosophique, tantôt poétique en monologues, dialogues et voix off donnant du rythme au texte et de l’ampleur aux propos. Il y est question d’identité, de genre, d’une relation mère-fille et de la nature humaine. Plus précisément du besoin de rapports intimes, du toucher comme langage et des émotions trop souvent réfrénées dans cet univers emprisonné sous l’eau.

© Maxim Paré Fortin

Les interprètes excellent à rendre avec justesse cette partition difficile, très (trop ?) souvent descriptive. Il s’en dégage un certain côté cérébral, froid, mais qui convient au climat anxiogène dans lequel évoluent les personnages. Cédric Delorme-Bouchard démontre d’ailleurs qu’il maîtrise de mieux en mieux la direction d’acteurs et d’actrices. En outre, ses idées de scénographie, décor nu fait de murs carrelés, et de lumière, explorant tout le spectre des couleurs avec un néon suspendu qui délimite un espace de jeu au centre du plateau, en imposent encore une fois.

Marie-Audrey Jacques signe, pour sa part, des costumes hallucinants. En complément de cette intelligente création, la conception sonore de Simon Gauthier, faite de fragments, de bruitage et d’extraits de musique, intervient pendant presque toute la représentation, ajoutant une couche de profondeur au récit qui se termine sur une note bouleversante.

Bref, Membrane nourrit l’esprit et transperce la peau pour aviver nos craintes face à l’avenir. Que restera-t-il des humains si l’on continue de détruire la planète ? Que restera-t-il d’humain quand la vie deviendra superficielle et mensongère, sous le poids de la technologie ? Que sera la vie sans visage et sans corps ? Le miroir tendu par Cédric Delorme-Bouchard fait frémir.

© Maxim Paré Fortin

Membrane

Texte : Chi Ta-wei. Adaptation : Rébecca Déraspe. Mise en scène : Cédric Delorme-Bouchard. Scénographie : Cédric Delorme-Bouchard. Lumière : Cédric Delorme-Bouchard. Costumes : Marie-Audrey Jacques. Accessoires et effets spéciaux : Olivier Proulx. Conception sonore : Simon Gauthier. Dramaturgie : William Durbau. Mouvements : Danielle Lecourtois. Assistance à la mise en scène : Sandy Caron. Conception vidéo et régie : Samuel Boucher. Direction technique : Michel Saint-Amand. Direction de production : Catherine Comeau. Avec Amélie Trottier, Evelyne de la Chenelière, Pascale Drevillon, Marie-Christine Lê-Huu, Sébastien René et Ines Talbi. Une création du Prospero et de Chambre noire en collaboration avec le Trillium, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 10 février 2024.