Critiques

La Reine-garçon : Le choix de Christine

© Vivien Gaumand

Grande soirée de première le samedi 3 février à la salle Wilfrid-Pelletier, couronnée par un accueil chaleureux : l’opéra La Reine-garçon, adaptation par Michel Marc Bouchard de l’une de ses pièces majeures (Christine, la reine-garçon), sur une musique de Julien Bilodeau, recèle des atouts et des trouvailles pouvant séduire les spécialistes comme les néophytes. La richesse de la fable, où s’emmêlent un arrière-fond historique agité et les déchirements amoureux, la force des personnages incarnés avec brio, l’humour et la poésie visuelle, sans parler de l’ampleur musicale offerte par l’Orchestre symphonique de Montréal et les chœurs, concourent à une réussite spectaculaire.

La metteuse en scène Angela Konrad n’est pas étrangère à ce succès. Il y a, dans La Reine-garçon, des passages d’une beauté lumineuse, à commencer par la toute première scène, magnifique, où les hommes de la cour de Suède, sous l’autorité du comte Karl Gustav, cherchent à voir apparaître la reine Christine, qui surgit puis s’efface tel un feu-follet, en pleine forêt où une tempête de neige fait rage. De savantes projections, pans de rideau amovibles et jeux de lumière créent une ambiance de mystère et de menace indicible. Les artistes lyriques, par un jeu physique et investi, font valoir leurs talents d’interprètes en surcroît de leurs capacités vocales indéniables.

Dans ce tableau d’ouverture, le comte amoureux de celle qu’il qualifie d’Artémis et de Minerve du Nord (déesses, respectivement, de la chasse et de la pensée élevée) va carrément lui sauter dessus pour lui manifester son désir. Mais Christine, allergique aux tentatives répétées de la voir se marier, répond à ses « Je te tiens ! » par d’obstinés « Lâche-moi ! », les deux roulant sur le sol en un corps-à-corps têtu. La reine-garçon échappe alors à un viol certain, et ce ne sera pas le dernier. Nous sommes en 1649 et le 17e siècle fait puissamment écho à notre monde actuel.

© Vivien Gaumand

Cette nouvelle chose, le libre arbitre

Personnage historique hors norme, précurseur du féminisme, Christine, fille non désirée élevée comme un garçon, a des visions d’art et de découverte philosophique, de paix pour son peuple qui ne sait ni lire ni écrire, et une attirance tourmentée, qui lui fait vivre des extrêmes, vers sa dame de compagnie, Ebba Sparre. La souveraine, qui porte le titre de « roi de Suède », invite René Descartes afin qu’il réponde à deux questions évocatrices : « Qu’est-ce que l’amour, et comment s’en débarrasser ? » C’est lui qui lui révélera l’existence de ce nouveau concept, le libre arbitre, qui permet à chaque individu de décider par lui-même de ses choix. Le philosophe y ira aussi d’une démonstration pseudoscientifique en disséquant un cerveau pour lui montrer la glande pinéale, « siège de l’âme » : « Ouvrez-la, une incision, retirez-en les illusions ! », lui ordonnera Christine.

La langue de Michel Marc Bouchard, concrète, non affectée mais sans être crue, atteint ici des sommets de concision, avec des pointes poétiques sublimées par le chant et la musique. L’histoire est si habilement racontée qu’on ne s’ennuie jamais. D’autant plus que l’une des grandes qualités de cette production réside dans l’humour, qui affleure à plusieurs occasions malgré le sérieux, voire le tragique de la situation. Le personnage du comte Johan Orenstierna (impayable Isaiah Bell) et celui de la reine-mère Marie-Éléonore de Brandebourg (renversante Aline Kutan), donnent lieu à des numéros mémorables de drôlerie. Quant à l’interprète de Christine, Joyce El-Khouri, elle impose une autorité dans ses combats qui atteint son apogée au final, époustouflante.

Sans doute faut-il une harmonie indéfectible entre les divers talents convoqués dans une telle création artistique (entièrement québécoise) pour mener à terme ce type d’entreprise réunissant sur les planches (et dans la fosse) au-delà de 100 personnes. L’équipe réunie pour cette création à l’opéra de La Reine-garçon a su faire naître la magie, et le public a le devoir d’y accourir.

© Vivien Gaumand

La Reine-garçon

Librettiste : Michel Marc Bouchard. Compositeur : Julien Bilodeau. Chef d’orchestre : Jean-Marie Zeitouni. Mise en scène : Angela Konrad. Scénographie : Anick La Bissonnière. Vidéo : Alexandre Desjardins. Costumes : Sébastien Dionne. Éclairage : Éric Champoux. Bande sonore : Architectures from silence (aka Martin Bédard). Avec Isaiah Bell (Johan Oxenstierna), Alain Coulombe (L’assistant de Descartes), Étienne Dupuis (Karl Gustav), Joyce El-Khouri (Christine), Aline Kutan (Marie-Éléonore de Brandebourg), Éric Laporte (René Descartes), Daniel Okulitch (Axel Oxenstierna), Pascale Spinney (Ebba Sparre), l’Orchestre symphonique de Montréal et le Chœur de l’Opéra de Montréal. Une coproduction de l’Opéra de Montréal et de la Canadian Opera Company, présentée à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts, les 3, 6, 8 et 11 février 2024.