Critiques

La machine de Turing : Succomber au fruit défendu

© François Laplante Delagrave

Écrit par Benoit Solès, qui à l’origine en assumait aussi le rôle principal, La machine de Turing s’est mérité pas moins de quatre Molières en 2019. Le spectacle, mis en scène par Sébastien David et transposé au Rideau Vert, raconte les grands épisodes de la vie d’Alan Turing dans un récit à la fois sobre et profond qui prend parfois l’allure d’un film noir, esthétique mid-century à l’appui.

Quelque peu connu du public, notamment grâce au film de Morten Tyldum, Imitation Game (2014), Turing redevient un sujet d’actualité alors que l’intelligence artificielle envahit de plus en plus rapidement toutes les facettes des technologies, des métiers, des interactions. Il n’est donc pas surprenant que la dualité corps-cerveau soit présentée ici comme l’un des thèmes de la pièce, qui se veut également une réflexion sur la nature de l’intelligence, la folie et la singularité humaine.

Il est heureux que Benoît McGinnis tienne le rôle central du spectacle; autrement, il volerait la vedette. Le regard habité, il élabore un langage corporel et phonatoire qui rend justice à la dégaine embarrassée et au bégaiement notoire de Turing. Il dépeint tout en retenue l’inconfort social de ce dernier, sa tendance aux comportements obsessionnels ainsi que les souffrances de son passé qui font écho au problème bien réel de son homosexualité, le tout sans sacrifier l’humour qui pétille à travers le texte. Il prend de temps à autre le rôle du narrateur, s’adressant directement au public pour contextualiser les époques, de l’entre-deux-guerres aux années 1950, entre lesquelles se déroule l’histoire. Grâce à cette incarnation et à l’évocation d’épisodes soigneusement choisis de sa vie, on en vient à voir l’austère mathématicien sous un jour émouvant et vulnérable – voire, par moments, franchement adorable.

© François Laplante Delagrave

Du péché originel au méfait logiciel

La mise en scène efficace et classique, le décor aux couleurs sombres et les projections parcimonieuses laissent la place aux interactions humaines et à leurs nuances. Les relations de Turing avec son amant Arnold (Gabriel Cloutier Tremblay) et avec l’implacable policier qui l’interroge (Étienne Pilon), pétries de complexité, évoluent de surcroît d’une époque à l’autre. À travers celles-ci, on suit un fil invisible qui relie la genèse de l’humanité à son devenir le plus lointain et qui se matérialise par la pomme que manie Alan tel le crâne de Yorick – et comme lui symbole d’une mort à venir. Icône du péché originel, elle est d’une part le fruit défendu d’une sexualité criminalisée et d’autre part le vecteur du poison qui endort les princesses et les savants fous. On y voit aussi, bien sûr, la prophétie d’un temps où la condition humaine sera assujettie à la machine, pomme omniprésente devant tous les visages éclairés de bleu, regards statiques et attention dérobée.

Turing entretient par ailleurs une curieuse relation avec la vérité : incapable de mentir, ou rebuté par le mensonge au point de l’éluder jusqu’à l’autodestruction, il est néanmoins tenu au plus lourd des secrets pendant de nombreuses années à cause de son travail pour MI6 sur l’Enigma et la machine à décrypter le code allemand. Lors de ces recherches, qui établissent les prémisses de l’intelligence artificielle, il se verra confronté à un dilemme éthique et moral dont la conclusion fait peut-être de lui le premier cybercriminel de l’Histoire.

Quant à ses relations amoureuses, s’il ne s’en cache plus à la police, elles seront malgré tout l’instrument de sa perdition. Cet amour outrancier de la vérité serait-il un signe de folie ? C’est l’une des questions que pose ce spectacle dense et beau, à la fois tragique et réjouissant, tout en considérant l’essentialité des liens entre le corps et l’esprit à l’aune des limitations de l’un et de l’autre. L’humain et la machine se verront finalement réunis dans le projet de Turing, et c’est « entre la fierté et l’oubli » qu’il tracera le reste de sa vie.

© François Laplante Delagrave

La machine de Turing

Texte : Benoit Solès, inspiré par la pièce Breaking the Code de Hugh Whitemore et basé sur Alan Turing: The Enigma d’Andrew Hodges. Adaptation : Maryse Warda. Mise en scène : Sébastien David. Direction artistique : Pierre Bernard. Scénographie : Francis Farley-Lemieux. Costumes : Linda Brunelle. Éclairages : David-Alexandre Chabot. Musique : Antoine Bédard. Vidéo : William Saumur. Avec Benoît McGinnis, Gabriel Cloutier Tremblay, Jean-Moïse Martin et Étienne Pilon. Une production d’Agents Doubles Productions, présentée au Théâtre du Rideau Vert jusqu’au 24 février 2024, puis en tournée.