C’est une œuvre touffue – et quelque peu échevelée – que propose Gabrielle Lessard, qui signe tant le texte que la mise en scène de Judy. Six personnages, insatisfaits de leur sort à différentes échelles, se croisent et partagent leur désarroi dans cette pièce chorale au centre de laquelle trône l’artiste américaine Judy Chicago.
Celle-ci, interprétée avec une savoureuse insolence par Louise Laprade, racontera les grandes lignes de sa vie ainsi que de son parcours artistique, images rétroprojetées à l’appui. Ces scènes, fusionnant histoire de l’art et réflexions sociopolitiques, se révèlent habilement construites, juste assez concises et fort intéressantes. Néanmoins, leur arrimage à la trame narrative principale laisse perplexe. L’influence de la créatrice du célèbre Dinner Party et de son art sur le sextuor d’individus déroutés apparaît rarement de façon limpide.
Ceux-ci se débattent plus ou moins violemment avec des questionnements existentiels et, chacun à leur manière, tenteront de modifier le cours des choses. Il y a la gynécologue en perpétuel courroux, qui connaît un succès professionnel enviable, mais qui a dû y sacrifier son lien avec sa fille unique, mise au monde pendant ses exigeantes études. Louise Cardinal la campe avec force conviction, mais les hurlements quasi ininterrompus par lesquels s’exprime son personnage en viennent hélas à desservir le mordant de ses interventions.
Il y a aussi l’artiste qui troque le béton contre les fleurs naturelles en guise de matériau et qui s’emballe à la perspective d’un retour à la terre; la fille de la docteure, qui sabote ses propres études de médecine pour devenir sage-femme et militante de gauche; une jeune femme, issue d’une famille où consommation rimait avec bonheur jusqu’à ce qu’elle rime avec cul-de-sac; et, enfin, il y a un couple étrangement assorti, formé d’un homme conformiste se posant peu de questions et d’une femme torturée par l’abondance de celles qui l’assaillent.
Cette figure, incarnée avec grande véracité par Noémie O’Farrell, percluse de doutes, de culpabilité et d’un profond sentiment d’inadéquation face aux attentes de la société envers elle, constitue non seulement un point focal au cœur de récits plutôt disjoints, mais probablement aussi l’élément de Judy qui interpelle le plus. Qu’elle n’occupe aucun emploi rémunéré, qu’elle soit peu productive dans sa création artistique, qu’elle faillisse à respecter la normativité monogame, qu’elle se sente inapte à prendre soin de son enfant fait-il en sorte qu’elle n’ait aucune valeur en tant qu’être humain ?
Esthétique baroque
Lessard sème assurément les germes de réflexions opportunes, notamment quant au paradigme du capitalisme, de la domination, de l’exploitation et de la marginalisation de certains groupes sociaux. Le tout parsemé d’un humour adroit et bienvenu. L’ensemble du spectacle, pourtant, ne semble pas tout à fait abouti. Comme si, vu les directions multiples qu’emprunte la trame narrative, les intentions du texte, son sens, peinaient à franchir le tumulte.
Quoi qu’il en soit, la mise en scène aménage de très beaux moments. Comme ces séances polyphoniques où les six protagonistes, formant un cercle, scandent tantôt « J’attends », tantôt « Je veux », évoquant ainsi tout le spectre de l’expérience humaine. Si les changements de décors – essentiellement une table surdimensionnée et un lit retirés et replacés sur le plateau – se révèlent fluides, on pourra toutefois se demander si l’on n’abuse pas des portes au sol – menant à des trappes sous l’aire de jeu – et surtout du claquement tonitruent de leur fermeture.
De cet espace souterrain proviennent néanmoins de fabuleux éclairages aux couleurs franches, signés Tiffanie Boffa et Cédric Delorme-Bouchard, qui émergent de fentes ou encore de grillages et habitent l’espace de manière aussi étonnante que probante. Les costumes d’Elen Ewing, déployant un éventail fascinant de matières (dentelle, latex, paillettes, filet multicolore) et de teintes, apportent également tonus, richesse et signifiance à la production.
Ainsi, malgré quelques heurts, c’est à une expérience somme toute stimulante qu’est convié le public, tant en ce qui concerne le fond que la forme. D’aucuns, par ailleurs, se prendront à espérer que le texte de Judy soit publié, comme les précédentes pièces de Gabrielle Lessard Blessure et Ici, afin de pouvoir poursuivre en méditant sur son propos l’odyssée amorcée au théâtre.
Texte et mise en scène : Gabrielle Lessard. Assistance à la mise en scène : Erika Maheu-Chapman. Dramaturgie : Chloé Gagnon Dion. Scénographie : Étienne René-Contant. Éclairages : Tiffanie Boffa et Cédric Delorme-Bouchard. Musique : Frannie Holder. Costumes : Elen Ewing. Accessoires : Marie-Jeanne Rizkallah. Maquillages et coiffures : Sylvie Rolland-Provost. Avec Louise Cardinal, Jérémie Francoeur, Louise Laprade, Noé Lira, Noémie O’Farrell, Anne Romagny et Victor Andres Trelles Turgeon. Une production du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et du Théâtre P.A.F., présentée à la salle Michelle-Rossignol du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 17 février 2024.
C’est une œuvre touffue – et quelque peu échevelée – que propose Gabrielle Lessard, qui signe tant le texte que la mise en scène de Judy. Six personnages, insatisfaits de leur sort à différentes échelles, se croisent et partagent leur désarroi dans cette pièce chorale au centre de laquelle trône l’artiste américaine Judy Chicago.
Celle-ci, interprétée avec une savoureuse insolence par Louise Laprade, racontera les grandes lignes de sa vie ainsi que de son parcours artistique, images rétroprojetées à l’appui. Ces scènes, fusionnant histoire de l’art et réflexions sociopolitiques, se révèlent habilement construites, juste assez concises et fort intéressantes. Néanmoins, leur arrimage à la trame narrative principale laisse perplexe. L’influence de la créatrice du célèbre Dinner Party et de son art sur le sextuor d’individus déroutés apparaît rarement de façon limpide.
Ceux-ci se débattent plus ou moins violemment avec des questionnements existentiels et, chacun à leur manière, tenteront de modifier le cours des choses. Il y a la gynécologue en perpétuel courroux, qui connaît un succès professionnel enviable, mais qui a dû y sacrifier son lien avec sa fille unique, mise au monde pendant ses exigeantes études. Louise Cardinal la campe avec force conviction, mais les hurlements quasi ininterrompus par lesquels s’exprime son personnage en viennent hélas à desservir le mordant de ses interventions.
Il y a aussi l’artiste qui troque le béton contre les fleurs naturelles en guise de matériau et qui s’emballe à la perspective d’un retour à la terre; la fille de la docteure, qui sabote ses propres études de médecine pour devenir sage-femme et militante de gauche; une jeune femme, issue d’une famille où consommation rimait avec bonheur jusqu’à ce qu’elle rime avec cul-de-sac; et, enfin, il y a un couple étrangement assorti, formé d’un homme conformiste se posant peu de questions et d’une femme torturée par l’abondance de celles qui l’assaillent.
Cette figure, incarnée avec grande véracité par Noémie O’Farrell, percluse de doutes, de culpabilité et d’un profond sentiment d’inadéquation face aux attentes de la société envers elle, constitue non seulement un point focal au cœur de récits plutôt disjoints, mais probablement aussi l’élément de Judy qui interpelle le plus. Qu’elle n’occupe aucun emploi rémunéré, qu’elle soit peu productive dans sa création artistique, qu’elle faillisse à respecter la normativité monogame, qu’elle se sente inapte à prendre soin de son enfant fait-il en sorte qu’elle n’ait aucune valeur en tant qu’être humain ?
Esthétique baroque
Lessard sème assurément les germes de réflexions opportunes, notamment quant au paradigme du capitalisme, de la domination, de l’exploitation et de la marginalisation de certains groupes sociaux. Le tout parsemé d’un humour adroit et bienvenu. L’ensemble du spectacle, pourtant, ne semble pas tout à fait abouti. Comme si, vu les directions multiples qu’emprunte la trame narrative, les intentions du texte, son sens, peinaient à franchir le tumulte.
Quoi qu’il en soit, la mise en scène aménage de très beaux moments. Comme ces séances polyphoniques où les six protagonistes, formant un cercle, scandent tantôt « J’attends », tantôt « Je veux », évoquant ainsi tout le spectre de l’expérience humaine. Si les changements de décors – essentiellement une table surdimensionnée et un lit retirés et replacés sur le plateau – se révèlent fluides, on pourra toutefois se demander si l’on n’abuse pas des portes au sol – menant à des trappes sous l’aire de jeu – et surtout du claquement tonitruent de leur fermeture.
De cet espace souterrain proviennent néanmoins de fabuleux éclairages aux couleurs franches, signés Tiffanie Boffa et Cédric Delorme-Bouchard, qui émergent de fentes ou encore de grillages et habitent l’espace de manière aussi étonnante que probante. Les costumes d’Elen Ewing, déployant un éventail fascinant de matières (dentelle, latex, paillettes, filet multicolore) et de teintes, apportent également tonus, richesse et signifiance à la production.
Ainsi, malgré quelques heurts, c’est à une expérience somme toute stimulante qu’est convié le public, tant en ce qui concerne le fond que la forme. D’aucuns, par ailleurs, se prendront à espérer que le texte de Judy soit publié, comme les précédentes pièces de Gabrielle Lessard Blessure et Ici, afin de pouvoir poursuivre en méditant sur son propos l’odyssée amorcée au théâtre.
Judy
Texte et mise en scène : Gabrielle Lessard. Assistance à la mise en scène : Erika Maheu-Chapman. Dramaturgie : Chloé Gagnon Dion. Scénographie : Étienne René-Contant. Éclairages : Tiffanie Boffa et Cédric Delorme-Bouchard. Musique : Frannie Holder. Costumes : Elen Ewing. Accessoires : Marie-Jeanne Rizkallah. Maquillages et coiffures : Sylvie Rolland-Provost. Avec Louise Cardinal, Jérémie Francoeur, Louise Laprade, Noé Lira, Noémie O’Farrell, Anne Romagny et Victor Andres Trelles Turgeon. Une production du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et du Théâtre P.A.F., présentée à la salle Michelle-Rossignol du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 17 février 2024.