Liebestod, L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux. Juan Belmonte. Histoire du théâtre (III). Tel est le titre complet, donné par Angelica Liddell à un monologue vibrant de deux heures sur « l’amour à mort ». La pièce ouvre largement sur une citation de Cioran : « La souffrance m’a toutefois donné le courage de l’affirmation, l’audace de l’expression et l’élan vers le paradoxe ».
Dans une belle arène de corrida, sous le signe du sable et du sang, on reçoit la gifle d’une accusation hurlante face au conformisme et à l’égoïsme. On y découvre une performance d’actrice déchirée, suicidaire, allant du réel le plus trash aux couleurs symboliques de la culture espagnole. Et plus encore, Angelika Liddell, signant son propre réquisitoire à charge.
La pièce nous arrive sur l’irrésistible rumba flamenco rock, féminine, de Asingara, avec l’aura sulfureuse de la performeuse, âgée de 58 ans. On ne sera pas déçu·es par sa mise en scène très chorégraphiée, qui danse la beauté du torero, ici tour à tour sorcière, torera en habit de lumière ou mariée en blanc, se sacrifiant sur la dépouille de l’aimé : soit Tristan (du mythe médiéval et wagnérien), soit le toro assassiné.
Beauté étrange de l’homme aux chats dans son cercueil de verre. Horreur de la souffrance physique et morale d’un grand estropié. Douceur finale d’un bel amoureux africain. L’artiste porte sur la scène sa folie, son sang qu’elle expose et dévore, et son ambivalence face à un monde indifférent dont elle dit l’effondrement.
Aimer à en mourir
Belmonte est un torero sévillan, suicidé pour n’avoir pas été empalé par le toro qu’il affrontait dans l’arène. L’image de la mort plane, troublante, terrorisante comme l’animal indomptable. Peut-on supporter cette bête autrement que couchée, morte ? Un désir et une répulsion, ambivalents, s’ensuivent, puis un torrent d’invectives au public, aux artistes, aux jeunes, aux manifestant·es, aux fonctionnaires. Qu’elle s’en prenne au théâtre, aux Français·es dont elle mange dans la main, à elle-même, aux acteurs et actrices, une rage aveugle se déverse en flots abondants.
Un immense besoin d’amour, qui, parce qu’inassouvi, laisserait place au désir de mort, est-ce ainsi que Liddell voit son impuissance, sa vie ? Cet engagement artistique flamboyant, ce jeu féroce et expressif, ces gestes scéniques douloureux, ces borborygmes incantatoires, ces idées provocantes font un spectacle passant sans transition de la douceur à la marée verbale, vocale, incarnée. Vivre, oui, la mort vissée aux tripes. Elle a écrit ainsi une quarantaine de pièces crues, paradoxales, paroxystiques, écorchées.
Aussi conçoit-elle le théâtre actuel, performatif dans la grande tradition, cruelle et authentique. On pensera à Marina Abramović. Vivre, oui, intensément, elle monte sur la scène, la peur de la mort rivée aux tripes, hantée par l’urgence de retrouver une religion, un vrai public, une mystique de l’amour, un dépassement de soi. Il en va de cette urgence, gronde celle qui écrit des poèmes scéniques depuis une vingtaine d’années.
Eros et thanatos
Dans l’opéra Tristan und Isolde (1859), Wagner a créé un Liebestod « doux et calme ». Pour Angelica Liddell, la beauté est tout le contraire, rejoignant en cela la tradition espagnole, mais pas seulement. Les premiers textes de Liddell parus en français, en 2003, s’intitulent « Acte de résistance contre la mort ». De ce duel, elle fait le risque absolu. Comme une tauromachie, un tableau de Francis Bacon, un geste de samouraï.
L’actualité sensible aux artistes s’y étale sous nos yeux, dans une conception mythique, littéraire, chorégraphiée et vocale du théâtre. L’excès fait rire. Liddell accompagne Thésée au fond du labyrinthe et s’empare du combat contre le Minotaure. Puissante figure de l’inconscient, racontée depuis les temps antiques et littéralement mise en acte, au féminin, par cette Espagnole à la rage invincible.
La pièce a été présentée au Festival d’Avignon en 2021, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris en novembre 2022, divisant le public et la critique devenus insensibles à la « bile noire » – nom de sa compagnie Atra Bilis de Liddell -, à sa mauvaise humeur.
Texte, mise en scène, scénographie, costumes : Angélica Liddell. Lumière : Mark Van Denesse. Son : Antonio Navarro. Habit de lumière : Justo Algaba. Assistant à la mise en scène : Borja López. Avec Angélica Liddell, Borja López, Gumersindo Puche, Palestina de los Reyes, Patrice Le Rouzic et la participation de figurant·es. En première nord-américaine à l’Usine C du 22 au 24 février 2024.
Liebestod, L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux. Juan Belmonte. Histoire du théâtre (III). Tel est le titre complet, donné par Angelica Liddell à un monologue vibrant de deux heures sur « l’amour à mort ». La pièce ouvre largement sur une citation de Cioran : « La souffrance m’a toutefois donné le courage de l’affirmation, l’audace de l’expression et l’élan vers le paradoxe ».
Dans une belle arène de corrida, sous le signe du sable et du sang, on reçoit la gifle d’une accusation hurlante face au conformisme et à l’égoïsme. On y découvre une performance d’actrice déchirée, suicidaire, allant du réel le plus trash aux couleurs symboliques de la culture espagnole. Et plus encore, Angelika Liddell, signant son propre réquisitoire à charge.
La pièce nous arrive sur l’irrésistible rumba flamenco rock, féminine, de Asingara, avec l’aura sulfureuse de la performeuse, âgée de 58 ans. On ne sera pas déçu·es par sa mise en scène très chorégraphiée, qui danse la beauté du torero, ici tour à tour sorcière, torera en habit de lumière ou mariée en blanc, se sacrifiant sur la dépouille de l’aimé : soit Tristan (du mythe médiéval et wagnérien), soit le toro assassiné.
Beauté étrange de l’homme aux chats dans son cercueil de verre. Horreur de la souffrance physique et morale d’un grand estropié. Douceur finale d’un bel amoureux africain. L’artiste porte sur la scène sa folie, son sang qu’elle expose et dévore, et son ambivalence face à un monde indifférent dont elle dit l’effondrement.
Aimer à en mourir
Belmonte est un torero sévillan, suicidé pour n’avoir pas été empalé par le toro qu’il affrontait dans l’arène. L’image de la mort plane, troublante, terrorisante comme l’animal indomptable. Peut-on supporter cette bête autrement que couchée, morte ? Un désir et une répulsion, ambivalents, s’ensuivent, puis un torrent d’invectives au public, aux artistes, aux jeunes, aux manifestant·es, aux fonctionnaires. Qu’elle s’en prenne au théâtre, aux Français·es dont elle mange dans la main, à elle-même, aux acteurs et actrices, une rage aveugle se déverse en flots abondants.
Un immense besoin d’amour, qui, parce qu’inassouvi, laisserait place au désir de mort, est-ce ainsi que Liddell voit son impuissance, sa vie ? Cet engagement artistique flamboyant, ce jeu féroce et expressif, ces gestes scéniques douloureux, ces borborygmes incantatoires, ces idées provocantes font un spectacle passant sans transition de la douceur à la marée verbale, vocale, incarnée. Vivre, oui, la mort vissée aux tripes. Elle a écrit ainsi une quarantaine de pièces crues, paradoxales, paroxystiques, écorchées.
Aussi conçoit-elle le théâtre actuel, performatif dans la grande tradition, cruelle et authentique. On pensera à Marina Abramović. Vivre, oui, intensément, elle monte sur la scène, la peur de la mort rivée aux tripes, hantée par l’urgence de retrouver une religion, un vrai public, une mystique de l’amour, un dépassement de soi. Il en va de cette urgence, gronde celle qui écrit des poèmes scéniques depuis une vingtaine d’années.
Eros et thanatos
Dans l’opéra Tristan und Isolde (1859), Wagner a créé un Liebestod « doux et calme ». Pour Angelica Liddell, la beauté est tout le contraire, rejoignant en cela la tradition espagnole, mais pas seulement. Les premiers textes de Liddell parus en français, en 2003, s’intitulent « Acte de résistance contre la mort ». De ce duel, elle fait le risque absolu. Comme une tauromachie, un tableau de Francis Bacon, un geste de samouraï.
L’actualité sensible aux artistes s’y étale sous nos yeux, dans une conception mythique, littéraire, chorégraphiée et vocale du théâtre. L’excès fait rire. Liddell accompagne Thésée au fond du labyrinthe et s’empare du combat contre le Minotaure. Puissante figure de l’inconscient, racontée depuis les temps antiques et littéralement mise en acte, au féminin, par cette Espagnole à la rage invincible.
La pièce a été présentée au Festival d’Avignon en 2021, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris en novembre 2022, divisant le public et la critique devenus insensibles à la « bile noire » – nom de sa compagnie Atra Bilis de Liddell -, à sa mauvaise humeur.
Liebestod
Texte, mise en scène, scénographie, costumes : Angélica Liddell. Lumière : Mark Van Denesse. Son : Antonio Navarro. Habit de lumière : Justo Algaba. Assistant à la mise en scène : Borja López. Avec Angélica Liddell, Borja López, Gumersindo Puche, Palestina de los Reyes, Patrice Le Rouzic et la participation de figurant·es. En première nord-américaine à l’Usine C du 22 au 24 février 2024.