Critiques

Cygnes noirs : Des artifices trop humains

© Marie-Andrée Lemire

C’est un conte vieux comme le monde : deux sœurs adultes croisent le fer et s’entraident, entre quotidien douloureux et tendresse récalcitrante, auprès d’une mère vieillissante et d’une voluptueuse androïde. La pièce de Christina Kettering, de son titre original Schwarze Schwäne, traduite par Laurie Léveillé et produite par Le Théâtre à l’eau froide, raconte dans une intrigue aux accents ultramodernes une histoire si intrinsèque aux sociétés humaines qu’elle émouvait déjà les amphithéâtres de l’Antiquité. D’une main de fer gantée de velours, Daniel D’Amours façonne un suspense qui monte en grinçant, sans jamais cesser de solliciter l’intelligence du public, et qui se dénoue sur un véritable frisson.

Située dans un futur proche, cette fable traite de choc des générations, de rancune familiale et de loyautés bousculées. Avant tout, on y aborde le sort et la qualité de vie des personnes âgées dans nos sociétés occidentales, et le rôle des enfants devant cette perte d’autonomie. Dans la première partie du spectacle, ces questions sont soulevées et mises en exergue de manière assez convenue par des protagonistes à l’affect plutôt plat. Mais tout se met en place lorsqu’arrive Rosie, l’« humanoïde proche aidante », qui fait irruption en tournoyant dans l’enfer tranquille du foyer pour prendre soin de la mère. Tout comme l’humeur de cette dernière qui s’illumine, les sœurs semblent prendre vie, les répliques deviennent imprévisibles et provocantes, et l’androïde projette, par son étrange présence, un faisceau qui met en relief l’indicible, les non-dits et les artifices.

© Marie-Andrée Lemire

Le mal du siècle

Cette dystopie aborde par ailleurs un thème traité tout récemment par La machine de Turing de Benoit Solès, à savoir les rapports que nous tissons entre la machine et l’humain, entre la mécanique imperturbable et le corps fragile et changeant. Elle évoque aussi le mythe de Frankenstein, évoqué récemment dans le film Poor Things de Yorgos Lanthimos, mais aussi dans le Wollstonecraft de Sarah Berthiaume et d’Édith Patenaude, dans lesquels on assiste à l’évolution d’un être créé de toutes pièces et qui a pour caractéristique d’apprendre au contact des humains. Mais qu’apprend-elle, au juste, l’inquiétante et si parfaite Rosie ? C’est là la question posée par la notion du cygne noir, désignant un événement statistiquement impossible, mais qui se produit néanmoins.

La mère n’est présente qu’en contour, du discours dont elle est l’objet principal jusqu’aux projections qui montrent des détails magnifiés à outrance de son corps et de son visage. Ce personnage morcelé qui s’imprime en négatif dans le quotidien de la sœur cadette provoque chez cette dernière une anxiété grandissante causée, justement, par une vision tunnel de cette situation délicate. Les relations qui évoluent entre les personnages sont soulignées, au fil de la performance, par d’efficaces changements de costumes ainsi que des variations dans les postures et les éclairages.

Les chorégraphies, créées et performées par Charles Cardin-Bourbeau, contribuent à l’étrangeté ponctuelle du spectacle, qui désoriente et bouscule par son incongruité. On perd, dans ces tourbillons comme dans une vague, le sens du haut et du bas et, ne sachant plus sur quel pied danser, on se retrouve d’autant plus vulnérable aux suggestions et aux fausses pistes de l’intrigue.

Les dangers de la solitude, le spectre de l’absence de contact avec le groupe, l’isolement létal des personnes âgées – tous ces discours imprégnés dans l’imaginaire collectif, surtout depuis la pandémie, sont repris ici. Mais en y introduisant une solution miraculeuse sous la forme d’une technologie de pointe, on laisse aussi entrevoir que ce que l’intelligence artificielle possède de sinistre vient en réalité de ce que l’humain y dépose.

© Marie-Andrée Lemire

Cygnes noirs

Texte : Christina Kettering. Traduction : Laurie Léveillé. Mise en scène : Daniel D’Amours. Assistance à la mise en scène : Julie Leclerc. Scénographie : Patrice Charbonneau-Brunelle. Assistance à la scénographie : Camille Walsh. Lumière : Claire Seyller. Costumes : Olivia Pia Audet. Conception sonore : Antoine Bédard. Conception vidéo : Laura-Rose R. Grenier. Réalisation vidéo : Guillaume Langlois. Chorégraphie : Charles Cardin-Bourbeau. Direction technique : Étienne Marquis. Régie : Marilou Huberdeau et Hélène Rioux. Direction de production : Hélène Rioux. Avec Charles Cardin-Bourbeau, Kariane Héroux-Danis et Mélanie Pilon. Une production du Théâtre à l’eau froide, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 9 mars 2024, en supplémentaires du 12 au 14 mars.