Critiques

La fin de l’homme rouge : Le sacrifice des peuples

© Frédérique Ménard-Aubin

Une ex-enfant des camps et des orphelinats de Sibérie, un vendeur de quincaillerie perdu dans un monde qui n’est plus le sien, une publicitaire indépendante et libérée, et un fils de héros de guerre qui rêvait d’être ballerin viennent nous raconter La fin de l’homme rouge. La leur. Quatre solos, quatre tableaux, sis dans un échafaudage qui les encadre et les isole. Les récits sont poignants, personnels, contrastés.

Ils et elles exposent leur survie, leurs déceptions ou leurs espoirs, leur émigration intérieure ou, au contraire, une explosion de libertés. Ces années 1990 où l’URSS s’est démantelée et ouverte à la consommation débridée de quelques-un·es, c’est encore l’histoire d’une marche forcée. L’enrichissement a pris le visage d’un rattrapage, une occidentalisation idéalisée, la plus mauvaise par sa débauche rapide et ses revers conséquents. On a démantelé les camps, on a voulu effacer l’histoire, passer à autre chose. Mais la mémoire d’un grand projet politique égalitaire ne s’efface pas pour autant.

Catherine De Léan, metteuse en scène dont c’est la première réalisation, a visé juste en choisissant ces monologues, recueillis et rédigés par Svetlana Alexievitch, nobélisée en 2015. Par leur récit de vie, chacun·e, brisé·e ou héroïsé·e, fauché·e ou magnifié·e par l’Histoire, illustre les mots de l’autrice elle-même : « J’ai vécu dans un pays où, dès l’enfance, on nous apprenait à mourir. » Parmi cinq livres, des milliers de pages ouvertes à des micros tendus aux gens simples, quelques-unes sont portées au Quat’Sous avec leur humanité.

© Frédérique Ménard-Aubin

Théâtralité

Il y a une tradition du témoignage russe par la littérature réaliste. Celle qu’on connaît en Occident. Dominique Quesnel (Anna Maïa, architecte, 59 ans), avec ses accents de vérité, Vitali Makarov (anonyme), acteur bien au fait de son pays natal, Laurence Dauphinais (Alissa Z-ler, chef de publicité, 35 ans, dans un rôle qu’on pourrait croire québécois, mais dont la diction m’a laissée déconcertée, Micha Raoutenfeld (Alexandre Laskovitch, soldat, entrepreneur, émigré, 21 puis 30 ans), artiste queer dans un rôle taillé sur mesure; tous quatre affichent l’éclatement de cette société disparate.

Pour nous, Occidentaux, l’identité russe se confond avec l’existence du goulag et des colonies pénitentiaires. L’actualité nous y ramène, et fatalement, pointe l’échec d’une utopie, la promesse du bonheur par un gouvernement idéal. Ce projet russe a cent ans d’âge : or cette vision de la gouvernance soviétique passe toujours, montre Alexievitch, par le peu de valeur attachée à la vie humaine, sacrifiée au vaste plan. On renoue ici avec un théâtre du texte, où, d’un côté, l’on assiste à l’éternelle puissance obscure de dominer, de l’autre, la tragédie individuelle qui présente, au premier plan, sobrement, son procès.

On a dit de Alexievitch, écrivaine et journaliste d’enquête biélorusse de père, Ukrainienne de mère, que son écriture n’était pas littéraire; elle a répondu en assumant les émotions des gens qu’elle rencontrait. On a dit qu’elle adoptait le révisionnisme de l’histoire; elle a répondu que sa langue rapportait « les sentiments, les pensées, les mots de tous les jours ». Au grandiose, elle a opposé le banal.

Comme Annie Ernaux, Christine Angot, Virginie Despentes ou Nelly Arcan, ces autrices ont brisé le cadre littéraire pour y faire entrer un réel non filtré par l’embellissement du style. Allant toujours plus loin dans la déconstruction des formes de violence, elles ont exposé des vies difficiles, à la première personne, désignant causes et conséquences. Cette littérature marque les années 1990 et 2000. Depuis, la réception des victimes éprouvées, survivantes, acteurs et actrices de l’histoire, trouve un large écho au théâtre.

© Frédérique Ménard-Aubin

La tragédie n’a pas de genre

La guerre oppose les peuples; l’émigration les rapproche. Dans la mise en scène au Quat’Sous, il n’y a plus de « nous et les autres », mais l’amour du prochain. Le théâtre se fait ici lecture. Et ce sont les mots, les gestes, les corps, les costumes qui viennent chercher notre assentiment, notre voisinage, notre commune humanité.

En regardant ces acteurs, actrices, jouer pour nous, public prêt à communier avec leur présence, nous comprenons l’entreprise menée par Alexievitch : « L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne. »

Alexievitch est allée au-devant de rêves enfuis, documentant des ressentis exprimés au micro sans grille sociologique, par la seule puissance du récit. Fatalement, ces personnages deviennent des héros. À la façon paradoxale des antihéros fictionnels, anonymes et désemparés, ils précipitent notre empathie.

Dans son livre, l’autrice rapporte : « Il y a eu un moment où tout le monde aimait bien les Russes, mais maintenant, on recommence à les craindre. Ça ne vous fait pas peur, à vous ? » Elle a appelé cela la fin de « l’homme rouge », mais on sait aujourd’hui, comme le pensait ce témoin, que cet homme continue de porter la terreur.

La fin de l’homme rouge

Texte : Svetlana Alexievitch. Traduction : Sophie Benech. Mise en scène : Catherine De Léan. Interprétation : Laurence Dauphinais, Vitali Makarov, Dominique Quesnel, Micha Raoutenfeld. Assistante à la mise en scène : Marie-Hélène Dufort. Dramaturgie : Jacinthe Racine. Décor : Max-Otto Fauteux. Costumes : Fany McCrae. Éclairages : Leticia Hamaoui. Son : Sylvain Bellemare. Vidéo : Philippe Léonard. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger. Une création du Théâtre de Quat’Sous présentée jusqu’au 23 mars 2024.