Critiques

Apologia : Éloges et diatribes au paradis des baby-boomers

© Nicola-Frank Vachon

Dès la première scène, la fête-anniversaire de la septuagénaire Kristine Miller, célèbre critique d’art et activiste impliquée, laisse présager la confrontation. Peter (Simon Lepage), le fils aîné, et sa nouvelle compagne Trudi (Rosalie Cournoyer) sont reçu∙es par une harpie qui les accueille brutalement avec reproches et condescendance. La jeune Américaine rencontrée dans un groupe de prière éveille plus de suspicion que de bienveillance. Une joute oratoire s’amorce alors entre les deux générations.

Kristine vient d’une époque de lutte, de défense des déshérité∙es, de combat contre la guerre et le capitalisme, de féminisme engagé pour la liberté et l’égalité. La battante n’accepte aucune faiblesse, ni chez son aîné, devenu ce banquier qui exploite la misère des pauvres en Afrique, ni le retour de la religion dans la bouche de sa future bru. Elle dénigrera aussi le métier de Claire, l’amante de son fils Simon, star adulée d’un roman-savon où le contenu n’est qu’instrument de marketing. Celui-ci arrivera en fin de soirée, alors que les invité∙es se sont retiré∙es dans leur chambre. Mais la discussion agitée entre fils et mère viendra ébranler la superbe de cette dernière.

© Nicola-Frank Vachon

Une seule porte d’accès, la tendresse

Comme chaque époque se construit sur des ruptures existentielles, le choc intergénérationnel est inévitable. Ainsi, les conditions sociopolitiques pour les baby-boomers qui ont eu tout à réinventer après la débâcle des guerres et des idéologies du XXe siècle, se sont transformées ensuite en effritement du communautaire menant à un glissement vers le narcissisme. Apologia fait ressortir les écarts entre les valeurs réciproques des protagonistes.

L’auteur gréco-britannique met en contraste les propos exaltés de Kristine, qui invoque sa combativité à renverser l’Ancien Monde colonialiste et phallocrate, et l’échec de l’amour parental envers sa progéniture.

Si le panégyrique d’Hughes (ironique et flamboyant Réjean Vallée), ami et compagnon de route de l’historienne de l’art, magnifie l’ampleur de sa carrière, il n’en cache pas moins le manque d’affection dont souffrent les enfants. Ils ont été kidnappés par leur père, abandonnés par leur mère. Et l’ultime phrase de Trudi, portée par la compassion chrétienne, vient ébranler Kristine dans ses derniers retranchements.

Par son titre ambigu, Apologia se veut à la fois louange et excuse (apologize en anglais). Marie-Ginette Guay, en Kristine Miller, soutient avec aplomb ce personnage des extrêmes, déterminée par réflexe à défendre et justifier ses positions. La scène ultime en est une d’anthologie. En face d’elle, Marc-Antoine Marceau dans la peau de Simon, obsédé par cet abandon dans la gare d’une ville inconnue, livre un poignant plaidoyer jusqu’à la suffocation. Chacun des protagonistes porte un coup à l’idéaliste soixante-huitarde. Parviendront-ils à fissurer sa carapace pour que sourde enfin ce que Dave Saint-Pierre nommait la tendresse ? Bien que certains choix de mise en scène laissent perplexe, telle la voix de Trudi (par ailleurs excellente) en croyante sincère, mais parfois inaudible dans les aigus, Apologia nous fait découvrir un superbe texte conçu comme un pied-de-biche à faire sauter les verrous du destin.

© Nicola-Frank Vachon

Apologia

Texte : Alexi Kaye Campbell. Traduction : Angélique Patterson (avec la participation de Jenny Montgomery). Mise en scène : Michel Nadeau. Assistance à la mise en scène : Marie-Josée Godin. Décors : Véronique Bertrand. Costumes : Julie Morel. Éclairages : Elliot Gaudreau. Accessoiriste : Émilie Potvin. Bande-son : Yves Dubois. Intégration vidéo : Émile Beauchemin. Consultante d’accent : Danielle Le Saux-Farmer. Assistance au décor : Amélie Trépanier. Construction des décors : Jean-François Gosselin. Patine : Sandra Doyon, Amélie Trépanier, assistées de Guylaine Petitclerc, Geneviève Bournival et Églantine Mailly. Confection et couture des costumes : Judith Fortin. Habillage et assistance aux costumes : Géraldine Rondeau. Maquillages : Vanessa Cadrin. Coiffures : Julie Morel. Régie générale : Marie-Josée Godin. Régie de plateau : Jacopo Gulli. Avec Rosalie Cournoyer, Marie-Ginette Guay, Simon Lepage, Marc-Antoine Marceau, Annabelle Pelletier-Legros, Réjean Vallée. Une production de La Bordée, présentée à La Bordée jusqu’au 27 mars 2024.