Le joyau de la dramaturgie russe qu’est La Mouette est si prisé qu’il a inspiré moult variations au fil du temps. Pensons seulement à Je suis une mouette (non ce n’est pas ça) de Serge Denoncourt ou encore à Cr#%# d’oiseau cave, traduction du texte de l’Américain Aaron Posner offerte à la Licorne en 2019. La version qu’on présente ces jours-ci au Théâtre Prospero s’avère un peu plus classique, mais son entrée en matière a certes de quoi surprendre. En effet, spectateurs et spectatrices se voient accueilli·es par les comédien·nes et doivent traverser la scène — où lézardent, sur des transats, d’autres membres de l’assistance — afin de rejoindre leur siège. On offre même à chacun·e maïs soufflé ou barbe à papa.
Éminemment sympathique, ce procédé semble pourtant n’avoir que bien peu de résonance avec le propos de la pièce ou avec la suite de l’expérience spectatorielle proposée, sinon que le quatrième mur sera à l’occasion franchi. Ce défaut d’arrimage ou de réelle portée est aussi notable en ce qui concerne la splendide scénographie que signe Geneviève Lizotte, constituée d’une pléthore de rubans colorés suspendus au plafond et couvrant le mur d’arrière-scène.
C’est que l’action de la pièce d’Anton Tchekhov ne se déroule pas dans une foire ou une fête foraine, mais bien sur le domaine d’un riche particulier, le juge retraité Sorine, qui reçoit en la période estivale famille et ami·es. Il y a sa sœur, Irina Arkadina, illustre actrice imbue de sa gloire et de son charme ; son compagnon, l’éminent, mais terne écrivain Boris Trigorine ; Dorn, le médecin séducteur ; Macha, l’amoureuse éconduite et dépressive ; ses parents, intendants du domaine ; Sémione Medvedenko, professeur aussi attendrissant qu’ennuyeux ; Nina, jeune première rêvant de brûler les planches et, enfin, Konstantin Treplev, dit Kostia, neveu de Sorine et fils d’Irina, ambitionnant pour sa part de devenir auteur.
Les velléités artistiques des un·es, le succès populaire des autres, les fonctions de l’art et l’opposition entre classicisme et avant-garde sont au cœur de La Mouette. Les aléas des transports sentimentaux aussi, il va sans dire. Car il y a moins d’amours réciproques que de passions à sens unique dans ce microcosme : Sémione poursuit Macha de ses ardeurs alors que celle-ci a jeté son dévolu sur Kostia, qui n’a d’yeux que pour Nina, tandis qu’elle idolâtre Trigorine, lui-même charmé par la jeune fille tout en entretenant déjà un lien avec Irina.
La ferveur de Nina sera d’ailleurs fort mal investie auprès de l’écrivain, qui la brisera par son indolence et sa désillusion, comme la mouette abattue par pur désœuvrement par Kostia, au début de la pièce, alors que celle-ci ne faisait qu’admirer l’eau du lac. La jeune actrice se relèvera néanmoins, et c’est finalement Kostia qu’emporteront fatalement les affres du désenchantement.
Performances de haute voltige
L’un des mérites de la metteuse en scène Catherine Vidal est d’avoir su rassembler une distribution hétérogène en ce qui concerne les âges et les accents, mais unifiée par le grand talent de ses membres. Renaud Lacelle-Bourdon, éblouissant de justesse, parvient à dépeindre la personnalité de son Trigorine avant même d’avoir prononcé quelque réplique conséquente. Daniel Parent ravit également par la lascivité qu’il insuffle à Dorn, tandis qu’Igor Ovadis réjouit par la verve bourrue qu’il prête à Sorine et que Madeleine Sarr irradie d’une candeur désarmante en Nina. Macha Limonchik, pour sa part, se révèle aussi incandescente que la diva qu’elle campe le commande, sachant la rendre, tour à tour, irrésistible et imbuvable.
Si Simon Beaulé-Bulman s’acquitte avec élégance et doigté du rôle de comic relief que l’on a attribué à son personnage de Medvedenko, l’approche réservée à celui de Kostia laisse davantage perplexe. En fait, paradoxalement, ce qui étonne, c’est qu’il y a dans l’interprétation de Mattis Savard-Verhoeven absolument tout ce que l’on peut s’attendre à trouver dans la portraitisation classique d’un artiste tourmenté, éclats de voix emphatiques et gestes grandiloquents inclus. Dans le genre, la composition se montre parfaitement réussie, mais elle tranche avec le ton plus naturel adopté par les autres comédien·nes, qui permet de s’adresser avec plus d’authenticité à l’auditoire, et ainsi de l’atteindre plus sûrement.
Cette précieuse proximité entre l’œuvre créée à la fin du 19e siècle et le public contemporain est d’ailleurs largement induite par l’adaptation concoctée par Guillaume Corbeil. Convoquant un vocabulaire simple, des tournures directes et de parcimonieuses références à la culture québécoise actuelle, l’auteur reste essentiellement fidèle à la pièce originale, se gardant bien de commettre l’horrible méprise de confondre accessibilité et racolage.
L’esthétique du spectacle aussi s’inscrit dans la contemporanéité, mais navigue sur une ligne plutôt floue entre réalisme et fantaisie. C’est tout particulièrement le cas des costumes. Au simplissime agencement d’un jeans et d’un chandail beige à manches longues de Medvedenko s’oppose l’improbable jupe à multiples volants en tartan coloré et tulle noir de Macha. Plus décoiffante encore s’avère la première tenue dans laquelle apparaît Irina, qui affiche un caractère quasi clownesque (un corset vert fluo porté sur une chemise à rayures bleues assortie à un pantalon de sport étrangement froissé et à des bottillons fuchsia métallisés) que rien ne semble pouvoir justifier.
Bref, malgré certains choix de mise en scène plus ou moins convaincants, cette production de La Mouette se révèle tout de même dynamique et fort engageante, les personnages étoffés de Tchekhov étant admirablement servis tant par l’adaptation du texte que par son interprétation.
Texte : Anton Tchekov. Adaptation et collaboration dramaturgique : Guillaume Corbeil. Mise en scène : Catherine Vidal. Mise en scène d’une scène de l’acte 1 : Sophie El-Assad. Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto. Scénographie : Geneviève Lizotte. Assistance à la scénographie : Carol-Anne Bourgon-Sicard. Éclairages : Étienne Boucher. Costumes : Wendy Kim Pires. Assistance aux costumes : Mathilde Donnard. Accessoires : Sophie St-Pierre. Conception sonore : Francis Rossignol. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger. Accompagnement vocal : Luc Chandonnet. Conseils aux mouvements : Mélanie Demers, Sylvain Lafortune. Avec Simon Beaulé-Bulman, Nathalie Claude, Frédéric Desager, Renaud Lacelle-Bourdon, Macha Limonchik, Igor Ovadis, Olivia Palacci, Daniel Parent, Madeleine Sarr, Mattis Savard-Verhoeven. Une production du Théâtre français du Centre national des Arts, en coproduction avec le Théâtre Prospero et Cœur battant, présentée au Théâtre Prospero du 12 au 30 mars 2024, puis au Théâtre français du Centre national des Arts du 11 au 13 avril 2024.
Le joyau de la dramaturgie russe qu’est La Mouette est si prisé qu’il a inspiré moult variations au fil du temps. Pensons seulement à Je suis une mouette (non ce n’est pas ça) de Serge Denoncourt ou encore à Cr#%# d’oiseau cave, traduction du texte de l’Américain Aaron Posner offerte à la Licorne en 2019. La version qu’on présente ces jours-ci au Théâtre Prospero s’avère un peu plus classique, mais son entrée en matière a certes de quoi surprendre. En effet, spectateurs et spectatrices se voient accueilli·es par les comédien·nes et doivent traverser la scène — où lézardent, sur des transats, d’autres membres de l’assistance — afin de rejoindre leur siège. On offre même à chacun·e maïs soufflé ou barbe à papa.
Éminemment sympathique, ce procédé semble pourtant n’avoir que bien peu de résonance avec le propos de la pièce ou avec la suite de l’expérience spectatorielle proposée, sinon que le quatrième mur sera à l’occasion franchi. Ce défaut d’arrimage ou de réelle portée est aussi notable en ce qui concerne la splendide scénographie que signe Geneviève Lizotte, constituée d’une pléthore de rubans colorés suspendus au plafond et couvrant le mur d’arrière-scène.
C’est que l’action de la pièce d’Anton Tchekhov ne se déroule pas dans une foire ou une fête foraine, mais bien sur le domaine d’un riche particulier, le juge retraité Sorine, qui reçoit en la période estivale famille et ami·es. Il y a sa sœur, Irina Arkadina, illustre actrice imbue de sa gloire et de son charme ; son compagnon, l’éminent, mais terne écrivain Boris Trigorine ; Dorn, le médecin séducteur ; Macha, l’amoureuse éconduite et dépressive ; ses parents, intendants du domaine ; Sémione Medvedenko, professeur aussi attendrissant qu’ennuyeux ; Nina, jeune première rêvant de brûler les planches et, enfin, Konstantin Treplev, dit Kostia, neveu de Sorine et fils d’Irina, ambitionnant pour sa part de devenir auteur.
Les velléités artistiques des un·es, le succès populaire des autres, les fonctions de l’art et l’opposition entre classicisme et avant-garde sont au cœur de La Mouette. Les aléas des transports sentimentaux aussi, il va sans dire. Car il y a moins d’amours réciproques que de passions à sens unique dans ce microcosme : Sémione poursuit Macha de ses ardeurs alors que celle-ci a jeté son dévolu sur Kostia, qui n’a d’yeux que pour Nina, tandis qu’elle idolâtre Trigorine, lui-même charmé par la jeune fille tout en entretenant déjà un lien avec Irina.
La ferveur de Nina sera d’ailleurs fort mal investie auprès de l’écrivain, qui la brisera par son indolence et sa désillusion, comme la mouette abattue par pur désœuvrement par Kostia, au début de la pièce, alors que celle-ci ne faisait qu’admirer l’eau du lac. La jeune actrice se relèvera néanmoins, et c’est finalement Kostia qu’emporteront fatalement les affres du désenchantement.
Performances de haute voltige
L’un des mérites de la metteuse en scène Catherine Vidal est d’avoir su rassembler une distribution hétérogène en ce qui concerne les âges et les accents, mais unifiée par le grand talent de ses membres. Renaud Lacelle-Bourdon, éblouissant de justesse, parvient à dépeindre la personnalité de son Trigorine avant même d’avoir prononcé quelque réplique conséquente. Daniel Parent ravit également par la lascivité qu’il insuffle à Dorn, tandis qu’Igor Ovadis réjouit par la verve bourrue qu’il prête à Sorine et que Madeleine Sarr irradie d’une candeur désarmante en Nina. Macha Limonchik, pour sa part, se révèle aussi incandescente que la diva qu’elle campe le commande, sachant la rendre, tour à tour, irrésistible et imbuvable.
Si Simon Beaulé-Bulman s’acquitte avec élégance et doigté du rôle de comic relief que l’on a attribué à son personnage de Medvedenko, l’approche réservée à celui de Kostia laisse davantage perplexe. En fait, paradoxalement, ce qui étonne, c’est qu’il y a dans l’interprétation de Mattis Savard-Verhoeven absolument tout ce que l’on peut s’attendre à trouver dans la portraitisation classique d’un artiste tourmenté, éclats de voix emphatiques et gestes grandiloquents inclus. Dans le genre, la composition se montre parfaitement réussie, mais elle tranche avec le ton plus naturel adopté par les autres comédien·nes, qui permet de s’adresser avec plus d’authenticité à l’auditoire, et ainsi de l’atteindre plus sûrement.
Cette précieuse proximité entre l’œuvre créée à la fin du 19e siècle et le public contemporain est d’ailleurs largement induite par l’adaptation concoctée par Guillaume Corbeil. Convoquant un vocabulaire simple, des tournures directes et de parcimonieuses références à la culture québécoise actuelle, l’auteur reste essentiellement fidèle à la pièce originale, se gardant bien de commettre l’horrible méprise de confondre accessibilité et racolage.
L’esthétique du spectacle aussi s’inscrit dans la contemporanéité, mais navigue sur une ligne plutôt floue entre réalisme et fantaisie. C’est tout particulièrement le cas des costumes. Au simplissime agencement d’un jeans et d’un chandail beige à manches longues de Medvedenko s’oppose l’improbable jupe à multiples volants en tartan coloré et tulle noir de Macha. Plus décoiffante encore s’avère la première tenue dans laquelle apparaît Irina, qui affiche un caractère quasi clownesque (un corset vert fluo porté sur une chemise à rayures bleues assortie à un pantalon de sport étrangement froissé et à des bottillons fuchsia métallisés) que rien ne semble pouvoir justifier.
Bref, malgré certains choix de mise en scène plus ou moins convaincants, cette production de La Mouette se révèle tout de même dynamique et fort engageante, les personnages étoffés de Tchekhov étant admirablement servis tant par l’adaptation du texte que par son interprétation.
La Mouette
Texte : Anton Tchekov. Adaptation et collaboration dramaturgique : Guillaume Corbeil. Mise en scène : Catherine Vidal. Mise en scène d’une scène de l’acte 1 : Sophie El-Assad. Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto. Scénographie : Geneviève Lizotte. Assistance à la scénographie : Carol-Anne Bourgon-Sicard. Éclairages : Étienne Boucher. Costumes : Wendy Kim Pires. Assistance aux costumes : Mathilde Donnard. Accessoires : Sophie St-Pierre. Conception sonore : Francis Rossignol. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger. Accompagnement vocal : Luc Chandonnet. Conseils aux mouvements : Mélanie Demers, Sylvain Lafortune. Avec Simon Beaulé-Bulman, Nathalie Claude, Frédéric Desager, Renaud Lacelle-Bourdon, Macha Limonchik, Igor Ovadis, Olivia Palacci, Daniel Parent, Madeleine Sarr, Mattis Savard-Verhoeven. Une production du Théâtre français du Centre national des Arts, en coproduction avec le Théâtre Prospero et Cœur battant, présentée au Théâtre Prospero du 12 au 30 mars 2024, puis au Théâtre français du Centre national des Arts du 11 au 13 avril 2024.