Quatre femmes dans un décor minimaliste qui discutent d’amour et de politique, des rapports familiaux, des exultations et des trahisons du corps… Loin des stéréotypes qu’on pourrait craindre de cette description, S’enjailler est un spectacle au rythme impétueux qui met en scène des femmes d’origines diverses, issues de milieux différents et animées par des ambitions et des visions du monde parfois contradictoires. Les protagonistes de cette pièce de Stephie Mazunya aux dialogues effervescents et à l’humour féroce ont cependant en commun trois points fondamentaux : elles sont jeunes, femmes et noires. Elles évoluent de surcroît de part et d’autre d’un moment charnière de leur vie : la fin des études et le début de la carrière.
Dans le rôle de Keza, Stephie Mazunya campe une très pieuse étudiante en médecine dont la candeur se heurte aux comportements plus délurés de ses compagnes. Safia (Carla Mezquita Honhon) exprime quant à elle ses positions féministes et très engagées, qui ne trouvent pas toujours l’écho souhaité auprès de Naïca et de Chloé, dont les aspirations respectives les mènent vers d’autres horizons. La mise en scène de Sophie Cadieux, sobre et naturelle, laisse les dialogues s’épanouir et donne aux émotions la place de monter et de suivre leur cours.
Quatuor percussif
Sur le sofa en permanente déconstruction, de très nombreuses questions sont soulevées et développées, effleurées ou débattues vigoureusement, et ce dans une langue vive et expressive, éminemment montréalaise, émaillée d’emprunts à l’anglais, au créole, aux argots de France et de Navarre… On y aborde des sujets parmi les plus intimes, comme l’identité raciale au sein du couple ou les problèmes de santé gynécologiques, et notamment le manque de crédibilité infligé aux femmes afrodescendantes par le corps médical, phénomène historique souvent rapporté et tout aussi souvent discrédité. On y évoque aussi de grands enjeux de société, du racisme ordinaire au mouvement Black Lives Matter.
Attention aux âmes sensibles : on n’échappe pas ici aux épithètes commençant par certaines lettres de l’alphabet et qui ne sauraient être imprimés en ces pages vénérables… Surtout un. Loin d’être gratuit, le fameux mot (en français et en anglais), articulé en contexte, utilise sa force de frappe symbolique pour faire ressentir au public la violence qu’il peut infliger à une femme noire qui le reçoit en plein visage. Le propos est efficace, et laisse certainement sa marque sur l’auditoire.
Néanmoins, le sujet qui ressort le plus du spectacle est sans doute l’amitié entre femmes, ces liens qui se construisent entre des personnes qui partagent un lieu de vie et une expérience du monde. Si la sororité féminine en groupe n’est pas un trope des plus neufs dans la culture populaire nord-américaine — au-delà de l’obligatoire Sex and the City, qu’on pense à Insecure d’Issa Rae, à M’entends-tu de Florence Longpré ou, un peu plus loin dans le temps, à Girlfriends de Mara Brock Akil, S’enjailler n’a aucune difficulté à sortir des sentiers battus. Les clichés ne sont pas évités mais plutôt cernés, nommés et démantelés avec bonheur et frénésie. Repoussant les définitions classiques structurées par les religions, les convenances et la politique, les quatre personnages tissent sur scène une complicité tangible pour créer une amitié adelphique des plus crédibles. Soulignons que de voir ce quatuor sur scène, en chair et en os, plutôt qu’à l’écran, nous fait comprendre une fois de plus la magie des arts vivants.
L’une des forces de S’enjailler est que les relations, tantôt caressantes, tantôt rageuses ou explosives — à l’instar des dynamiques entre sœurs d’une vraie famille — sont ici données à voir plutôt que de faire l’objet d’un discours. Dans son solo présenté en ce moment à Duceppe, La suspension consentie de l’incrédulité, la journaliste culturelle Émilie Perreault parle de la compersion, cette joie de se réjouir du bonheur d’autrui et particulièrement, dans un spectacle, de celui du public et même des artistes. Son propos est des plus opportuns, car les quatre formidables comédiennes que l’on vient voir ici ne manquent pas de faire émerger cette empathie bien particulière. Le spectacle qui s’ouvrait sur un quadruple éclat de rire se conclut dans l’émotion d’une gestuelle presque sacrée, dans l’expression de la complicité et de la grande tendresse qui unit les quatre sœurs.
Texte : Stephie Mazunya. Mise en scène : Sophie Cadieux avec l’assistance de Mathilde Boudreau. Dramaturgie Rébecca Déraspe et Tamara Nguyen. Scénographie : Maria Carvajal. Lumière : Martin Sirois. Environnement sonore : Elena Stoodley. Vidéo : Miryam Charles. Costumes : Marie-Audrey Jacques. Maquillages et coiffures : Gabbie McGuire. Avec Naïla Louidort, Stephie Mazunya, Carla Mezquita Honhon, Malube Uhindu-Gingala. Une création de Porte débarrée en codiffusion avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 11 mai 2024.
Quatre femmes dans un décor minimaliste qui discutent d’amour et de politique, des rapports familiaux, des exultations et des trahisons du corps… Loin des stéréotypes qu’on pourrait craindre de cette description, S’enjailler est un spectacle au rythme impétueux qui met en scène des femmes d’origines diverses, issues de milieux différents et animées par des ambitions et des visions du monde parfois contradictoires. Les protagonistes de cette pièce de Stephie Mazunya aux dialogues effervescents et à l’humour féroce ont cependant en commun trois points fondamentaux : elles sont jeunes, femmes et noires. Elles évoluent de surcroît de part et d’autre d’un moment charnière de leur vie : la fin des études et le début de la carrière.
Dans le rôle de Keza, Stephie Mazunya campe une très pieuse étudiante en médecine dont la candeur se heurte aux comportements plus délurés de ses compagnes. Safia (Carla Mezquita Honhon) exprime quant à elle ses positions féministes et très engagées, qui ne trouvent pas toujours l’écho souhaité auprès de Naïca et de Chloé, dont les aspirations respectives les mènent vers d’autres horizons. La mise en scène de Sophie Cadieux, sobre et naturelle, laisse les dialogues s’épanouir et donne aux émotions la place de monter et de suivre leur cours.
Quatuor percussif
Sur le sofa en permanente déconstruction, de très nombreuses questions sont soulevées et développées, effleurées ou débattues vigoureusement, et ce dans une langue vive et expressive, éminemment montréalaise, émaillée d’emprunts à l’anglais, au créole, aux argots de France et de Navarre… On y aborde des sujets parmi les plus intimes, comme l’identité raciale au sein du couple ou les problèmes de santé gynécologiques, et notamment le manque de crédibilité infligé aux femmes afrodescendantes par le corps médical, phénomène historique souvent rapporté et tout aussi souvent discrédité. On y évoque aussi de grands enjeux de société, du racisme ordinaire au mouvement Black Lives Matter.
Attention aux âmes sensibles : on n’échappe pas ici aux épithètes commençant par certaines lettres de l’alphabet et qui ne sauraient être imprimés en ces pages vénérables… Surtout un. Loin d’être gratuit, le fameux mot (en français et en anglais), articulé en contexte, utilise sa force de frappe symbolique pour faire ressentir au public la violence qu’il peut infliger à une femme noire qui le reçoit en plein visage. Le propos est efficace, et laisse certainement sa marque sur l’auditoire.
Néanmoins, le sujet qui ressort le plus du spectacle est sans doute l’amitié entre femmes, ces liens qui se construisent entre des personnes qui partagent un lieu de vie et une expérience du monde. Si la sororité féminine en groupe n’est pas un trope des plus neufs dans la culture populaire nord-américaine — au-delà de l’obligatoire Sex and the City, qu’on pense à Insecure d’Issa Rae, à M’entends-tu de Florence Longpré ou, un peu plus loin dans le temps, à Girlfriends de Mara Brock Akil, S’enjailler n’a aucune difficulté à sortir des sentiers battus. Les clichés ne sont pas évités mais plutôt cernés, nommés et démantelés avec bonheur et frénésie. Repoussant les définitions classiques structurées par les religions, les convenances et la politique, les quatre personnages tissent sur scène une complicité tangible pour créer une amitié adelphique des plus crédibles. Soulignons que de voir ce quatuor sur scène, en chair et en os, plutôt qu’à l’écran, nous fait comprendre une fois de plus la magie des arts vivants.
L’une des forces de S’enjailler est que les relations, tantôt caressantes, tantôt rageuses ou explosives — à l’instar des dynamiques entre sœurs d’une vraie famille — sont ici données à voir plutôt que de faire l’objet d’un discours. Dans son solo présenté en ce moment à Duceppe, La suspension consentie de l’incrédulité, la journaliste culturelle Émilie Perreault parle de la compersion, cette joie de se réjouir du bonheur d’autrui et particulièrement, dans un spectacle, de celui du public et même des artistes. Son propos est des plus opportuns, car les quatre formidables comédiennes que l’on vient voir ici ne manquent pas de faire émerger cette empathie bien particulière. Le spectacle qui s’ouvrait sur un quadruple éclat de rire se conclut dans l’émotion d’une gestuelle presque sacrée, dans l’expression de la complicité et de la grande tendresse qui unit les quatre sœurs.
S’enjailler
Texte : Stephie Mazunya. Mise en scène : Sophie Cadieux avec l’assistance de Mathilde Boudreau. Dramaturgie Rébecca Déraspe et Tamara Nguyen. Scénographie : Maria Carvajal. Lumière : Martin Sirois. Environnement sonore : Elena Stoodley. Vidéo : Miryam Charles. Costumes : Marie-Audrey Jacques. Maquillages et coiffures : Gabbie McGuire. Avec Naïla Louidort, Stephie Mazunya, Carla Mezquita Honhon, Malube Uhindu-Gingala. Une création de Porte débarrée en codiffusion avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 11 mai 2024.