Critiques

You’re talking to me ? : Comment Juan Arango a perdu son âme

© David Mendoza Hélaine

Lorsque le Personnage arrive sur scène, nous ne savons pas qui nous regarde. Son salut est si timide que nous en éprouvons de la gêne. Mais dès qu’il monte sur la tribune du Comedy Club, pour un stand up comique, le Personnage se transforme en une hydre à mille têtes. Dans un seul souffle, il enchaîne les imitations-incarnations des vedettes du cinéma américain. Sous l’œil bienveillant de son mentor Jim Carrey, les Sylvester Stallone, John Malkovich, Liam Neeson, Woody Harrelson, Nicolas Cage… défilent dans un rythme effréné en se donnant la réplique. Dans cet envoûtant maelstrom, les voix, les corps, les visages fusionnent en une anamorphose du véritable individu derrière le Personnage. Le mésadapté social, élevé par la télévision, terrorisé par les relations avec autrui, ne vit en public qu’à travers ces figures empruntées au septième art hollywoodien. En présence de tiers, il n’est jamais qu’eux. Son moi profond est si nul et si insignifiant qu’il ne mérite pas sa place dans le monde.

Au sortir de son solo, il se réfugie dans la ruelle derrière le bar pour y déguster son Coca-Cola, fuyant toute conversation avec ses semblables. Ce soir-là, ébranlé par la seule femme qui n’a pas ri pendant sa prestation, il a été coincé dans la vraie vie, incapable de lui répondre autrement que par la bouche de Robert De Niro. Apeuré qu’on le débusque dans ses retranchements, il plonge dans un bac à déchets où il hallucine son désarroi. L’humoriste imitateur en ressurgit dans la peau de l’acteur italo-américain derrière lequel il enfouit son moi profond.

La comédie bascule alors au tragique. Le Personnage, toujours sans nom, devient le narrateur de la vie Robert De Niro qui a pris possession de son corps. L’époustouflant caméléon Juan Arango, à la fois Personnage secret et De Niro, passe de l’un à l’autre avec une aisance confondante. Comme s’il avait deux visages, l’acteur de cinéma survole le monde de sa superbe, il aborde le quotidien comme un plateau de tournage, tous les regards braqués sur lui, adulé par les foules, signant des autographes. Alors que son double insignifiant disparaît dans le vide.

© David Mendoza Hélaine

Aliénation et schizophrénie

You’re talking to me ? est une angoissante plongée dans le dédoublement et l’aliénation. Le fils d’immigrant colombien « a grandi avec la télévision ». Mais contrairement à Caroline Dawson (Là où je me terre), ce n’est pas Passe-Partout qui a fixé son attention, mais le cinéma américain. Il s’y est forgé une nature plurielle qui lui tient lieu de visage public. À travers De Niro, il a réponse à toutes les situations. Le Personnage devient un prototype d’aliénation, une négation du « Connais-toi toi-même » delphique, une abolition de soi qui laisse tout l’espace à l’étranger. Celui-ci est travesti en vedettes hollywoodiennes, avec une fixation finale sur Robert De Niro. Mais dans l’effacement progressif de l’ego, cet alter ego prend toute la place.

You’re talking to me ?, par sa proximité mentale (les références cinématographiques) et physique avec le public, vient immédiatement s’assurer l’adhésion des spectateurs et des spectatrices. Nous sommes happé·es par le sortilège des imitations, par le design polymorphe de la scénographie où le studio de l’artiste, la scène du Comedy Club, le bar et les poubelles se côtoient, par le dispositif de projection torturé par des filtres numériques très efficaces et jamais maniérés. L’extraordinaire présence de Juan Arango ouvre une sorte de gouffre de rationalité, comme si tout devenait intangible malgré l’incontestable brutalité du matériel : décor, accessoires, meubles s’estompent dans les éclairages chirurgicaux, les vidéos sur diverses surfaces, l’environnement sonore cauchemardesque, rompant la ligne entre la joie et la terreur.

Le metteur en scène Christian Fortin (King Dave) récidive avec cet étrange objet théâtral où le stand up comique s’enfonce dans un portrait dramatique de l’aliénation généralisée par le plus universel des arts médiatiques, celui qui fabrique les vedettes : le cinéma états-unien.

© David Mendoza Hélaine

You’re talking to me ?

Texte : Juan Arango. Mise en scène : Christian Fortin. Assistance à la mise en scène et direction de production : Thomas Royer. Conception sonore : David Boily. Conception vidéo : Nebo Kovacevic. Conception d’éclairage et régie : Simon Rollin. Conception photo et assistance à la conception vidéo : Myriam Quenneville. Collaboration à titre de comédienne en apparition vidéo : Maureen Roberge. Interprétation : Juan Arango. Une production du Collectif de la Tanière présentée à Premier Acte jusqu’au 11 mai 2024.