JEU des 5 questions

Cinq questions à Dany Boudreault et Gurshad Shaheman, coauteurs, comédiens et metteurs en scène

© Sarah Latulippe / Jeremy Meysen

Quand un artiste originaire de Roberval et un autre de Téhéran se rencontrent, cela donne Sur tes traces. Dany Boudreault et Gurshad Shaheman ont effectué un voyage ensemble afin de parfaire leur amitié naissante et de créer ce spectacle qui célèbre la différence.

Comment votre collaboration a-t-elle débuté ?

Dany : Nous entretenions déjà depuis quelques années une fascination artistique l’un envers l’autre. J’avais vu Pourama Pourama au FTA en 2018. Et par la suite, nous nous étions croisés au Théâtre Les Tanneurs pendant le festival Next Move. À cette occasion, Gurshad m’avait vu performer et nous avions très vite sympathisé. J’éprouvais une forte curiosité pour l’humain et l’artiste, un irrépressible élan de fraternité que je m’expliquais mal. Je suis très intuitif pour ces choses-là, ça me semblait d’une telle évidence, alors je lui ai lancé une invitation à laquelle il a répondu avec enthousiasme. Je sentais que Gurshad était tout autant curieux, et qu’il avait envie de se mettre en danger. Je crois qu’il aime aussi profondément le Québec et les gens qui y habitent. Mais par-dessus tout, nous savions que nous allions pouvoir nous engager dans une entreprise littéraire casse-cou avec une égale confiance; nous aimions les mots de l’autre.

Pour jeter les bases du projet, nous avons décidé de nous caler un voyage dans une ville où nous n’étions jamais allés, ni lui ni moi, et dont nous ne nous parlions pas la langue : Sarajevo. Partager ce dépaysement nous apparaissait comme la meilleure manière de nous connaître humainement. Nous ignorions alors que le spectacle allait ouvrir sur Sarajevo, une ville marquée, comme nous, par son passé.

Sur tes traces © Couverture : André Boudreault / Visuels spectacle : Emily Coenegrachts – RHok

Entre Roberval/Montréal et Téhéran/Paris, on imagine le voyage/écart ! Étant des artistes de l’intime, toutefois, vous êtes-vous recentrés sur une introspection personnelle pour trouver un terrain commun ?

Dany : Dans un premier temps, nous avons travaillé en solitaire notre partition respective. Nous n’avons procédé à la mise en commun que très tard. J’ai été sidéré par les échos inconscients entre nos textes : les notions de frontière, de relations intimes à redéfinir et de réconciliation émergeaient naturellement. Selon moi, c’est lorsqu’on pose un regard attentif sur l’autre qu’on entre en introspection; plus on se concentre à décrire minutieusement l’autre et ses contradictions, plus on plonge en soi-même. Concernant l’écart entre nos origines, le public appréhende parfois certains faits propres à l’Orient ou à l’Occident, mais nous nous amusons à déjouer ces attentes, à rendre les frontières poreuses. Nos récits sont loin d’être symétriques, mais ils se répondent en plusieurs points. Comme la plupart des gens s’identifiant comme queer, nous sommes issus de familles hétéronormées et nous sommes à la recherche de relations qui cadrent avec ce que nous sommes. Sur tes traces, c’est une déclaration d’amour envers les différences de l’Autre aussi, une tentative de trouver une autre forme d’amour et de solidarité à travers la consolation. À cet égard, tout est adressé au « tu » : je parle à Gurshad, et Gurshad me parle. En cela, il est là, le terrain commun; il prend corps et vie sous vos yeux.

Un voyage vers l’autre reste un voyage, c’est-à-dire une expérience qui nous révèle à nous-mêmes, qu’avez-vous appris sur vous-mêmes en (re)connaissant l’autre ?

Dany : M’aventurer dans les méandres de la vie de Gurshad m’a permis de dévoiler des choses informes, latentes en moi, que je ne croyais même pas possible de communiquer un jour. La mise en parallèle de nos récits était la forme idéale pour poser ce regard sur la violence – qu’elle soit intime ou d’État. Or, le voyage, c’est aussi de sortir de soi, de reconnaître que notre vie est une matière malléable qu’il faut savoir traiter par la langue et la forme, comme si nous n’étions plus là, comme si notre vie ne nous concernait plus. Sinon, le fait de rencontrer la famille éparpillée de Gurshad m’a fait réaliser l’importance que j’accordais à la mienne, réelle et choisie. J’ai appris sur les autres aussi, sur la guerre de l’Iran contre l’Irak, sur les conditions des réfugié·es en Turquie, etc. Ce projet parle de nous, mais ça demeure un prétexte pour parler des autres.

Pour avoir vu le spectacle de Gurshad au FTA et connaître un peu Dany, le corps intime versus le corps social semble vous intéresser vivement. Est-ce que cela fait partie de votre démarche commune ?

Gurshad : Je ne pense pas que le corps intime et le corps social soient vraiment dissociables dans le sens où nos corps queers dans l’espace public sont déjà des incarnations politiques. La pièce traite de la mémoire : individuelle, collective, nationale, lacunaire, déformée… Le corps est lui aussi le réceptacle d’une mémoire : lui seul porte les cicatrices de notre vécu et témoigne par-là de la possibilité d’une guérison. Dans Sur tes traces, en plus de nos propres présences, Dany et moi incarnons toute une galerie de silhouettes souvent très genrées. Nos corps sont en constante mutation sur scène ravivant, par l’évocation des archétypes de la famille, tout un tas d’images qui hantent les inconscients de tout un chacun.

Le langage poétique couplé à une humanité comme la vôtre aide aux rapprochements, mais quelles ont été les difficultés sur le chemin de cette cocréation ?

Gurshad : L’obstacle le plus évident a été la question de la mobilité et l’impossibilité pour Dany de se rendre en Iran, ce qui était notre intention de départ. Mais très vite, nous avons intégré cet obstacle dans la conception même du texte et du spectacle et la pièce en est sortie grandie. L’autre difficulté, d’une tout autre nature, a été la quantité impressionnante de témoignages récoltés et leur richesse qui rendait la sélection vraiment difficile. C’est une écriture qui relève d’un constant renoncement, car chaque choix se fait au détriment d’autre chose au moins tout aussi intéressante. En cela, la pièce porte bien son nom : vous êtes convié∙es au partage des « traces » laissées par les rencontres qui, elles, se sont déjà évanouies dans les limbes du temps.

Sur tes traces est présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 30 mai au 1er juin 2024 dans le cadre du Festival TransAmériques.