Critiques

Festival TransAmériques : La musique et la danse comme catharsis

© Maxim Paré Fortin

Avec les spectacles interdisciplinaires Surveillée et punie et Gorgeous Tongue, le Festival TransAmériques (FTA) fait vivre des expériences cathartiques en sublimant la souffrance par l’art performatif.

Surveillée et punie : Des mots qui résonnent

L’entrée en matière est brutale. Dès la levée du rideau, une chorale d’une vingtaine d’interprètes aux visages recouverts de cagoules crache son fiel à l’endroit de l’autrice-compositrice-interprète Safia Nolin. Tout y passe : commentaires désobligeants, insultes racistes, homophobes et grossophobes et menaces de mort. De part et d’autre de la scène, des écrans relaient en rouge les horreurs prononcées, décuplant ainsi leur ampleur. Impuissant, le public encaisse ce déversement d’hostilités d’une violence inouïe avec inconfort, peinant à imaginer qu’une seule personne puisse faire l’objet d’une haine aussi virulente et gratuite.

Puis, le silence. Enfin. Et une bouffée d’air frais lorsqu’entrent en scène Safia Nolin et sa complice, interprétée par Debbie Lynch-White. Sous cette pluie d’insultes, les deux femmes déploient leur parapluie de solidarité, de chansons et de transgressions, le tout dans un décor formé de tricots dont la vivacité des couleurs contraste avec la noirceur des propos, qui ont tous véritablement été adressés à la chanteuse. Sa guitare acoustique en main, elle réplique avec son arme la plus puissante : sa voix sublime, douce et feutrée.

© Maxim Paré Fortin

Au fil des tableaux de ce spectacle hybride, qui flirte par moments avec l’opéra classique, d’autres carrément avec l’opéra-rock, Surveillée et punie offre à voir une percutante et nécessaire réappropriation de son être et de la place qui lui est due. Plus la représentation avance, plus on assiste à un renversement des dynamiques. Safia Nolin se donne enfin le droit d’exister, d’être insouciante et de profiter de la vie. Une expérience plus que salutaire.

À l’image de cette représentation, qui célèbre la sororité et la solidarité, le spectacle a été conçu dans la collégialité. Impliquée dans chaque étape du processus de création, Safia Nolin s’est notamment entourée des talents de Jean-Philippe Baril Guérard et de Vincent Legault pour le livret et la musique. À la mise en scène, Philippe Cyr réussit à maintenir le public en haleine grâce à un rythme haletant qui fait traverser une gamme d’émotions fortes, notamment dans la dernière partie, qui comporte divers éléments de surprise dont on taira la nature ici, mais qui rehaussent la pertinence et la portée de la proposition artistique. Surveillée et punie sera présentée à nouveau à l’automne lors de la saison régulière du Prospero.

Surveillée et punie

Musique : Vincent Legault et Safia Nolin. Mise en scène : Philippe Cyr. Interprétation : Debbie Lynch-White et Safia Nolin. Chœur : Mathieu Abel, Cristine Cimon Fortier, David Cronkite, Ryan Doyle Valdes, Patrick Forcier, Nathalie Gagné, Joseph Grenier, Étienne Guertin, Marthe Leclerc, Claudine Ledoux, Kimberly Lynch, Annabelle Morisson, Mihnea Nitu, Mathieu Pipe Rondeau, Dominic Poulin, Alain Sénéchal, Florence Tremblay, David Trower, Émilie Versailles, Marie-Claude Vezeau et Lea Weilbrenner. Conseil dramaturgique : Mani Soleymanlou et Anne-Marie Voisard. Scénographie et costumes : Odile Gamache. Lumières : Cédric Delorme-Bouchard. Intégration vidéo : Zachary Noël-Ferland. Sonorisation : Benoît Bouchard. Assistance à la mise en scène : Andrée-Anne Garneau. Une production de Prospero, en coproduction avec l’Homme allumette, le Théâtre français du Centre national des Arts, Les plateaux sauvages et le Théâtre du Trident. Présenté dans le cadre du Festival TransAmériques jusqu’au 1er juin 2024.

Gorgeous Tongue : Seule au combat

© Mathieu Verreault

L’artiste multidisciplinaire et chorégraphe d’origine ojie-crie et mennonite Lara Kramer est une habituée du FTA après y avoir notamment présenté les œuvres Windigo, This Time Will Be Different (avec Émilie Monnet) et Them Voices, respectivement en 2018, en 2019 et en 2022. Pour sa sixième participation au festival, elle a créé un solo de danse performative, dont elle a confié l’interprétation à l’artiste nêhiyaw-métisse Jeanette Kotowich.

D’emblée, il faut saluer la performance d’une grande intensité, autant physiquement que mentalement, de Jeanette Kotowich, qui, tout au long de ce solo, est entièrement habitée d’une énergie orageuse. Tout au long de la représentation, son corps court, tombe, se relève, se débat, se démène, se crispe, s’habille et se déshabille dans des mouvements nerveux, tranchants et hachurés. Sans trame narrative claire, on devine qu’elle tente tant bien que mal de survivre, malgré le poids de la violence du passé qu’elle subit de plein fouet. Dans les rares moments où elle s’immobilise, c’est dans son regard noir et perçant que transpire toute la douleur qu’elle porte en elle. D’une vulnérabilité désarmante.

Gorgeous Tongue déstabilise dès son entrée en matière en jouant avec les codes traditionnels des arts vivants. Lumières pleinement allumées, l’artiste entre en scène et passe de longues minutes à scruter les visages dans le public. En plus de l’interprétation convaincante de Jeanette Kotowich, la création de Lara Kramer épate par son utilisation ingénieuse de l’espace, des costumes, des accessoires et du bruit. L’artiste fait et défait ses habillements et trimballe de nombreux accessoires et outils avec fracas. À un moment, elle transperce une toile d’immenses clous, dans un geste répétitif défouloir. À un autre, elle s’assoit en silence dans les escaliers, entourée des spectateurs et spectatrices.

À mesure qu’avance cette œuvre expérimentale empreinte de force qui prend aux tripes, l’interprète semble reprendre le contrôle de sa destinée, se réapproprier l’espace et travailler à se construire de plus beaux lendemains. Le dernier acte évoque le recommencement, l’entraide et l’espoir.

© Mathieu Verreault

Gorgeous Tongue

Conception, création, scénographie et conception sonore : Lara Kramer. Interprétation : Jeanette Kotowich. Artiste invité : François Bouvier. Regard extérieur : Peter James. Lumières et direction technique : Jo Vignola. Gardienne du savoir : Ida Baptiste. Aîné : Emerson Ninigishki’ing. Assistance à la direction technique : Chloé Depommier. Une production de Lara Kramer Danse, en coproduction avec le Festival TransAmériques et le Centre de Création O Vertigo. Présenté dans le cadre du Festival TransAmériques jusqu’au 3 juin 2024.