Critiques

La femme qui fuit : Peindre et faire l’amour

© Yves Renaud

Le premier spectacle de la saison au TNM s’ouvre sur un double hoquet de saisissement. Celui du public devant la métamorphose de l’espace scénique est indéniable. L’originalité visuelle de ce spectacle réside sans contredit dans la mise en scène d’Alexia Bürger, dans une action qui se déroule de haut en bas d’un décor tout en gradins escarpés surplombant le parterre. Elle suscite à la fois une sensation d’instabilité vertigineuse – tombera ? tombera pas ? – et l’impression d’une grande vulnérabilité de la part de ces quelque 18 individus exposés de la tête aux pieds aux regards du public, ainsi qu’aux aléas d’une époque bien intransigeante.

Le spectacle sera aussi ponctué du souffle court du chœur qui répercute et amplifie, collectivement, la sidération d’une femme relatant les choix de vie de son aïeule, découvrant son implacabilité, sa liberté. Tiré du roman éponyme d’Anaïs Barbeau-Lavalette, La femme qui fuit dresse le portrait en grande partie imaginé d’une femme insaisissable, autant pour sa petite-fille – la femme qui cherche – que pour son lectorat, son public et, sans doute, ses contemporain·es.

Le récit de Barbeau-Lavalette résonne, soigneusement préservé dans ses moments clés par l’adaptation de Sarah Berthiaume, qui sait en faire ressortir les formules lapidaires et la dense poésie. Il s’empêtre parfois dans la masse textuelle qu’il mobilise et qui alourdit quelque peu le rythme d’une intrigue que l’on souhaiterait plus nerveuse par endroits. Car c’est bien du texte, et beaucoup de texte narratif, que l’on confie ainsi aux interprètes de tous âges qui se croisent sur scène pendant une heure et demie.

Cela dit, d’habiles dispositifs sont sollicités. La mise en scène prend le devant et détache l’histoire de la page, soutenue par les magnifiques éclairages de Martin Labrecque et le décor de Simon Guilbault; le jeu télescopique des comédiennes qui incarnent Suzanne capte l’attention; les dialogues entre chœur et coryphée l’inscrivent dans une dynamique scénique éprouvée, bien qu’un peu répétitive par endroits. Notons que les éclats de voix collectifs, les phrases prononcées en chœur manquent parfois de synchronisme, ce qui, à ce nombre d’interprètes, nuit par moment à la compréhension des dialogues. On peut supposer que ce problème se réglera de lui-même au fil du rodage du spectacle.

© Yves Renaud

Sortir du texte

En plus de Marcel Barbeau évoluent sur scène plusieurs des signataires du Refus global – Riopelle et Arbour, un Borduas amer, un Gauvreau quasi rabelaisien – ainsi que des personnages qui ébauchent une fresque de l’époque, de Duplessis aux curés qui échafaudent et régissent la Grande Noirceur. À cette dernière, l’histoire fait correspondre une période sombre de l’autre côté de la frontière, dans ces années 1950 où prospèrent encore, dans le Sud, le règne du Ku Klux Klan et des shérifs corrompus ainsi que la terreur du lynchage. On découvrira l’engagement politique et affectif de Suzanne Meloche, et sa longue errance sur les chemins de traverse de l’Amérique du Nord, d’Ottawa à Harlem et des champs de betterave de la Montérégie jusqu’aux confins de l’Alabama.

On explore aussi son parcours artistique, surtout sa participation au mouvement automatiste qui prônait la liberté totale – une proposition téméraire, en particulier pour les femmes qui constituaient presque la moitié du groupe. On connaîtra ainsi les amants de Suzanne, qui pratique l’amour libre en cette époque pudibonde. Mais l’intrigue se noue en particulier à l’instant où le personnage abandonne ses enfants en bas âge pour partir vivre sa vie de femme et d’artiste. L’émotion à vif et la grande ambivalence qui entourent cet événement offrent un contraste salutaire avec le chapitre du Manifeste, dont le récit aux proportions mythiques revêt un caractère presque sacré dans l’histoire du Québec.

Entre colère et bienveillance, La femme qui fuit fait état d’une histoire familiale et nationale complexe et laisse une place aux récits singuliers d’artistes, de femmes, d’enfants, de personnes marginalisées et privées de leurs droits humains.

© Yves Renaud

La femme qui fuit

Texte : Anaïs Barbeau-Lavalette. Adaptation théâtrale : Sarah Berthiaume. Mise en scène : Alexia Bürger. Assistance à la mise en scène et régie : Stéphanie Capistran Lalonde. Décor : Simon Guilbault. Costumes : Julie Charland. Éclairages : Martin Labrecque. Musique originale : Philippe Brault et Frannie Holder. Directrice du mouvement : Wynn Holmes. Accessoires : Julie Measroch. Avec David Albert-Toth, Alex Bergeron, Lucinda Davis, Éveline Gélinas, Catherine De Léan, Marie-France Lambert, Justine Grégoire, Jean-Moïse Martin, Louise Laprade, Agathe Ledoux, Maxime-Olivier Potvin, Parfaite Ségolène Moussouanga, Olivia Palacci, Daniel Parent, Zoé Tremblay-Bianco, Anne Thériault, Fabrice Yvanoff Sénat. Une production du Théâtre du Nouveau Monde présentée au TNM jusqu’au 13 octobre 2024.