Critiques

Caminando & Avlando : Un théâtre d’objets en terres d’exils

© Ubus Théâtre

La compagnie Ubus Théâtre, qui fête cette année ses 20 ans — 20 ans d’un théâtre forain unique de marionnettes et de petits objets, installé dans un bus jaune — reprend un de ses beaux succès pour ouvrir la saison du Périscope : Caminando & Avlando. On peut traduire ce titre par « en cheminant et en parlant », qui résume bien les voyages et les récits foisonnants de ce spectacle, ainsi que la manière de le construire, en parlant et en manipulant objets et accessoires sous les yeux d’un auditoire charmé, qui se laisse littéralement embarquer dans un improbable voyage en avion !

En effet, nous embarquons dans le vol UT 17 « à destination de tous les possibles » ! Les trois interprètes sont vêtu∙es comme des membres d’équipages, nos banquettes deviennent des sièges d’avions, les consignes de sécurité vont suivre (poétiquement décalées !), même les vibrations de la carlingue, voire les turbulences, vont accentuer l’illusion. Nous décollons dans un récit de vie que l’on nous présente comme un film documentaire diffusé en vol.

Effectivement, deux petits écrans sont déployés tels les écrans des cabines d’avions, avec la particularité ici que tout est tourné à vue, fabriqué sous nos yeux ébahis, à partir d’objets, de photographies découpées, de petites marionnettes, de jeux d’ombres et de mixage vidéo, réalisés des deux côtés de l’espace de jeu sur des petits plateaux de tournage ou par moment sur une table au centre. Éric Leblanc et Agnès Zacharie sont ainsi les agent∙es de bord, assurant également manipulation et narration, tandis qu’Henri-Louis Chalem incarne le pilote qui depuis sa cabine de pilotage s’adresse de temps en temps à nous (tout en assurant la régie !), jusqu’à même lâcher les commandes pour venir nous parler de sa grand-mère, sa Nona, dont on suit les pérégrinations. Jeanne Nadjari, elle, a traversé sept exils à travers le XXe siècle et doit sa vie sauve à l’amour de son cousin, qu’elle est partie rejoindre en Égypte, quittant la Grèce en 1923 où vivait toute sa famille juive, qui disparaitra quelques années plus tard dans les camps de concentration. Depuis Salonique jusqu’au Québec, où vit Henri-Louis depuis 1984, en passant par le Brésil, où Jeanne va finir sa vie, le spectacle retrace la recherche de la Nona pour une terre d’accueil où faire vivre sa famille en paix. Il distille aussi une réelle douceur malgré le sujet et les éléments évoqués, car Jeanne semble avoir acquis une sagesse qu’elle a à cœur de transmettre à ses proches.

Un théâtre d’ombres et de mémoire

Si les spectacles d’Ubus Théâtre sont toujours marqués d’une très belle inventivité dans la création de protagonistes marionnettistes et d’une grande délicatesse dans la narration, Caminando & Avlando creuse un sillon original en s’appuyant non seulement sur des objets pour fabriquer les lieux et les protagonistes, mais aussi sur des images d’époques qui deviennent littéralement la matière première pour créer des personnages.

Ce sont en effet des documents anciens qui sont manipulés sous les caméras : documents familiaux (des photos bien sûr, mais aussi la correspondance entre Henri et Jeanne sous forme d’extraits de lettres ou leurs cartes postales et des vidéos familiales) ou historiques (telles les images de l’incendie de Salonique, qui ravagea en 1917 une grande partie de la ville, spécialement le quartier hébreu) : l’histoire familiale rencontre la grande histoire. Tous ces artéfacts illustrent les évènements évoqués, mais bien souvent servent de matière première à la fabrication de marionnettes ou de tableaux animés, manipulables tel un casse-tête dont on jouerait avec les différents morceaux. C’est ainsi que l’on découvre la belle marionnette réalisée à partir d’une photo de Jeanne enfant fixée sur la main d’Agnès Zacharie, deux doigts faisant office de jambes et le pouce servant de bras à cette silhouette.

Le dialogue entre la petite marionnette Jeanne et sa grande maman (qu’incarne alors Zacharie), fonctionne admirablement. C’est aussi la superposition de toutes les silhouettes prises à mi-buste des membres de la famille ou des proches à Salonique qui ont disparu dans les camps, accumulation terrible de ces images en noir et blanc alors que la narratrice les nomme. Il y a tout au long du spectacle une maîtrise puissante dans la création d’images, particulièrement dans cette manière de superposer les strates, de jouer d’arrière-plan, d’effet de mixage des caméras ou plus simplement de jeux simultanés d’éléments en deux et en trois dimensions, auxquels s’ajoutent des ombres, des images projetées : un grand palimpseste qui construit un monde en ruine fait d’archives photographiques et d’ombres ou qui dans le même mouvement rebondit sur des images plus poétiques. Le trio d’interprètes accompagne ce récit avec tendresse, humour et amour.

Caminando & Avlando

Texte : Agnès Zacharie. Mise en scène : Martin Genest. Assistance à la mise en scène : Pier Porcheron. Conseils dramaturgiques : Henri-Louis Chalem. Scénographie : Hugues Bernatchez. Accessoires et marionnettes : Pierre Robitaille assisté de Annabelle Roy avec l’aide de Vano Hotton & Zoé Laporte. Éclairage et vidéo : Henri-Louis Chalem. Environnement sonore : Pascale Robitaille et Alexandre Zacharie. Avec Henri-Louis Chalem, Éric Leblanc et Agnès Zacharie. Une production d’Ubus Théâtre présentée au Périscope jusqu’au 5 octobre 2024.