Critiques

Terrasses : Le diable mesquin du hasard

© Simon Gosselin

Le vendredi 13 novembre 2015 à Paris, trois attaques terroristes au Stade de France, sur les terrasses de cafés et dans la salle de spectacle du Bataclan, ont tué, au hasard, 130 personnes en plus d’en blesser 400 autres. L’écrivain français Laurent Gaudé s’est inspiré de cette tragédie pour écrire un texte d’une grande sensibilité, oscillant brillamment entre lyrisme poétique et nuances de l’intime. Comme dans Le Tigre bleu de l’Euphrate (également porté à la scène au Québec par Denis Marleau), le génie de Gaudé réside dans sa capacité de placer le public, lecteur ou spectateur selon le cas, au cœur de l’action, tout en lui donnant accès aux pensées et aux émotions des personnages.

Denis Marleau met en lecture avec doigté également cette partition à l’aide d’un « orchestre » de chambre de 13 interprètes français et québécois de très haute tenue. Bien qu’ils et elles se réfèrent parfois au texte posé sur lutrin, les comédien∙nes incarnent avec élan et conviction les victimes, les survivant∙es, les secouristes, les parentes et les professionnel∙les de la santé ayant vécu cette tragédie innommable qui restera gravée dans leurs souvenirs pour toujours.

Ces prestations servies en solo ou en chœur se succèdent dans un ordre réfléchi, pertinent, et à un rythme soutenu. Les images en noir et blanc de Stéphanie Jasmin jouent tout autant de subtilité pour évoquer des parcelles de rues, de voitures de secours, et d’artéfacts divers en périphérie du drame. La musique de Jérôme Minière procède de la même finesse avec ses couleurs évocatrices, obscures par moments. plus tendres à d’autres.

Tous et toutes dans cette production ont travaillé à l’unisson avec le respect que le sujet exigeait, évitant le pathos, mais sans craindre l’émotion, se glissant dans un texte dont le crescendo dramatique est exemplaire. Sans doute aussi, parce qu’après des années, il était important de redire que la terreur ne l’emportera pas, et ce, au moment où des exactions similaires sont commises en Ukraine et en Palestine.

Au centre de la scène, du début à la fin de la représentation, toute l’attention – voire la tension – se concentre sur deux personnages qui vivent une passion naissante. C’est là, dans ces cœurs qui ne battront plus jamais, qu’émergent la victoire de la raison sur la folie, la force de l’amour malgré la haine.

Terrasses suscite moult moments d’émotion. Le texte d’une grande beauté, d’une rare intelligence, fait son chemin dans nos esprits de Nord-Américains privilégié∙es, tout de même au fait des conflits mondiaux, jusqu’à ce petit frisson ressenti sans doute par plusieurs spectatrices et spectateurs, ne serait-ce que pendant une fraction de seconde : et si cela arrivait ici, maintenant, dans cette salle ?

Terrasses

Texte : Laurent Gaudé. Mise en lecture : Denis Marleau. Vidéo et collaboration artistique : Stéphanie Jasmin. Musique originale et régie musique : Jérôme Minière. Musiciens : Guido Del Fabbro (violon), Philippe Brault (contrebasse) et Guillaume Bourque (clarinettes). Assistance à la mise en scène : Carol-Anne Bourgon Sicard. Conception son et régie micros : François Thibault. Conception lumières et régie lumières et vidéo : Marguerite Hudon. Costumes : Marie La Rocca, assistée d’Isabelle Flosi et de Claire Hochedé. Intégration vidéo : Pierre Laniel. Direction de production : Martin Emond. Avec Marilou Aussilloux, Romane Bonpunt, Sarah Cavalli Pernod, Yves Jacques, Charlotte Krenz, Marie-Pier Labrecque, Jocelyn Lagarrigue, Victor de Oliveira, Alice Rahimi, Emmanuel Schwartz, Monique Spaziani, Madani Tall, Mattis Savard-Verhoeven. Une coproduction d’UBU compagnie de création et de La Colline – théâtre national présentée en codiffusion par le Festival international de la littérature et l’Usine C les 18 et 19 septembre 2024.