Critiques

Les gens, les lieux, les choses : Sortie de scène

© Danny Taillon

La représentation s’ouvre sur une scène de La Mouette où l’actrice jouant Nina, les facultés visiblement altérées, est en plein dérapage. La réplique de l’héroïne de Tchekhov lui donne du fil à retordre – « Je suis une mouette. Non, ce n’est pas ça… Je suis une actrice… » –, et elle décroche, rit, pliée sur elle-même, avant d’être tirée en coulisse.

Cette mise en abyme pose, comme en exergue, la question de l’identité, de la recherche du véritable moi, qui est au cœur de la pièce à succès de l’Anglais Duncan Macmillan, People, Places and Things (2015), traduite ici par David Laurin, qui l’a ancrée au Québec avec une réjouissante fluidité. Pendant les 2 h 20 du spectacle vibrant et prenant que signe Olivier Arteau, on suit les tentatives d’Emma, admise dans un centre de désintoxication pour reprendre un semblant de contrôle sur sa vie.

Anne-Élisabeth Bossé se glisse comme dans une seconde peau dans ce rôle d’actrice vacillante, qui tangue dangereusement, se fissure, mais dont la lucidité et l’intelligence ne manquent pas d’aplomb. Elle évoque son besoin de vivre intensément chaque soir sur scène au sein d’une famille théâtrale pour fuir une « vie plate ». Jouer, comme consommer et faire la fête, est sa manière de survivre dans un monde désespérant. Ce qu’elle veut, par-dessus tout, c’est obtenir un sceau d’approbation médical pour être engagée à nouveau. La grande plongée en soi, très peu pour elle.

© Danny Taillon

Un monde en perte de repères

Autour d’elle gravitent les intervenant·es et autres participant·es au programme, formant un ensemble à la fois touchant et cocasse, un public qu’Emma ne saura pas manipuler aussi bien qu’elle le pensait. Une distribution énergique est mise à profit par Olivier Arteau et le danseur Fabien Piché dans des chorégraphies électrisantes, notamment lorsqu’Emma se multiplie en six autres silhouettes identiques. Sous des effets de stroboscope, ces clones décuplent sa douleur, tel un kaléidoscope psychédélique; des mouvements erratiques et une gestuelle agitée de spasmes illustrent avec force les affres d’un sevrage de benzodiazépines. Mais la substance importe peu, au fond. Il lui faut sortir de scène, se retirer du monde, pour retrouver qui elle est. Toutefois, jamais l’auteur ni ses personnages de docteure ou d’intervenante (Maude Guérin, parfaite dans les deux rôles) ne cèdent au moralisme pour prétendre qu’à jeun, elle est davantage « elle-même ». De la même façon, une comédienne serait-elle moins elle-même lorsqu’elle joue ? Ou une femme lorsqu’elle prend un verre ? Nul jugement ici, et c’est tant mieux.

Le mal-être d’Emma est en partie intime, bien sûr, mais il est aussi une réaction à un monde en perte de repères. Comble d’ironie, elle qui souhaite ardemment retrouver son métier, car il donne un sens à sa vie, doit se rabattre sur des contrats publicitaires vendant un bonheur formaté, dont les effets pervers ne sont pas étrangers à la dérive de tant de gens ordinaires, périclitant, à bout de souffle, autour de normes inatteignables – et vides, du reste.

Souvent irrévérencieuse à l’égard de la religion et de toute forme de prêchi-prêcha, la pièce de Macmillan ne porte pas aux nues les programmes d’accompagnement pour personnes dépendantes, avec éveil spirituel à la clé, mais il maintient que la prise de parole et l’écoute que ces méthodes préconisent ont fait leurs preuves. Ainsi, bien qu’Emma se défile d’abord avec brio, déployant son art pour s’inventer un personnage et déguiser ses traumatismes, elle finira par accepter de parler des blessures qui ont fait naître ses dépendances et, enfin, de faire face à un deuil non résolu.

Le texte n’échappe certes pas à tous les lieux communs (déni initial du problème de consommation, puis rédemption; antipathie puis amitié entre les participant·es). Cependant, les bons sentiments ne sont pas toujours là où on les attend, et l’histoire de cette jeune femme prend alors des accents tristement réalistes. Ainsi, pendant les thérapies de groupe, chacun·e « pratique » sa rencontre éventuelle avec ses proches, moment de vérité qui génère beaucoup d’appréhension et d’anxiété. Or, aucun·e n’a le contrôle sur les réactions des autres et sur qui lui pardonnera.

Parmi d’autres belles idées de mise en scène, un fascinant leitmotiv scénographique est créé avec le mot « sortie », qui apparaît d’abord au-dessus de la porte du centre de désintoxication, vers laquelle le personnage tend de tout son être. Sortir de là, oui, mais pas avant d’être sortie de l’impasse où sa vie s’est engagée. C’est là tout le dilemme : choisir l’issue de secours ou la fuite en avant ? Dans la seconde partie, le terme « SORTIE » couvre tout le mur de fond, exacerbant le défi de la protagoniste. Enfin, dernier rappel ironique, une petite enseigne lumineuse nous fait comprendre ultimement, avec effroi, que ce choix ne la quittera plus. Cette dernière image nous hante longtemps après la fin du spectacle.

© Danny Taillon

Les gens, les lieux, les choses

Texte : Duncan Macmillan. Traduction : David Laurin. Mise en scène : Olivier Arteau. Interprétation : Ines Sirine Azaïez, Anne-Élisabeth Bossé, Claude Breton-Potvin, Maude Guérin, Joephillip Lafortune, Marc-Antoine Marceau, Jean-Sébastien Ouellette, Fabien Piché, Charles Roberge et Alexandrine Warren. Assistance à la mise en scène : Adèle Saint-Armand. Scénographie : Amélie Trépanier. Costumes : Cynthia St-Gelais. Assistance aux costumes : Sarah Chabrier. Éclairages : Keven Dubois. Musique : Antoine Berthiaume. Accessoires : Guylaine Petitclerc. Mouvement : Fabien Piché. Maquillage et coiffure : Amélie Bruneau-Longpré. Perruques : Sarah Tremblay. Voix : Sarah Villeneuve-Desjardins. Intervenant·es spécialisé·es : Barbara Rivard et Clément Savignac. Une coproduction de Duceppe et du Théâtre du Trident, présentée chez Duceppe du 12 septembre au 12 octobre 2024, puis au Théâtre du Trident du 15 janvier au 8 février 2025.