Critiques

Peau d’âne : Fable féministe

© Victor Diaz Lamich

Peau d’âne, une mise en scène de Félix-Antoine Boutin et Sophie Cadieux mettant en vedette Éric Bernier et Sophie Cadieux, jouait en grande première le 25 septembre au Théâtre Denise-Pelletier. Il s’agit d’une des pièces les plus attendues de la saison théâtrale 2024-2025 et elle promet de faire couler beaucoup d’encre. Si vous avez encore une vision un peu vieillotte des contes de Perrault, détrompez-vous : l’histoire de Peau d’âne est plus actuelle que jamais.

Peau d’âne au-delà du grand tabou

En 2024, Peau d’âne prend un tout autre sens, surtout lorsqu’on sait que Sophie Cadieux et Félix-Antoine Boutin ont notamment été inspirés pour leur adaptation par le roman Triste tigre de Neige Sinno, paru cette année, qui relate l’histoire d’une jeune femme qui fuit son beau-père après avoir été victime de viols. Aujourd’hui, ce ne sont plus les belles robes de Peau d’âne qui nous marquent. C’est plutôt le courage et le sang-froid de cette héroïne qui use de stratagèmes pour fuir le regard concupiscent de son père.

Même si le conte traite en partie d’inceste, il était très important pour les metteurs en scène que tous les enjeux de la pièce ne soient pas liés uniquement à ça, puisque selon eux, il s’agit de l’un des nombreux éléments qui gardent Peau d’âne enfermée et qui l’empêchent de suivre son propre destin. Le mot inceste est d’ailleurs décrié par le personnage de Peau d’âne qui est dégoûtée et qui s’insurge chaque fois qu’il est prononcé. Cet élément est donc traité avec une bonne dose de fiction, étant donné que le but de la pièce est plutôt de permettre à Peau d’âne de s’affranchir, de se libérer et de prendre en main sa propre vie. Pour ce faire, le personnage du père « n’a pas vraiment de corps, mais demeure plutôt une menace abstraite, une voix », alors qu’il est représenté par un disque vinyle qui saute et répète sans cesse les mêmes phrases terrifiantes (« je vais te marier, je vais te manger »). Le spectacle s’intéresse à la condition de femme de l’héroïne au-delà de son trauma, et fait réfléchir à une question à la fois très complexe et pertinente : combien de peaux une femme doit-elle revêtir dans sa vie pour se tailler une place dans le monde?

Durant le spectacle, Peau d’âne passe d’enfant à victime, puis à femme émancipée. Chacune de ses mues lui permet d’avancer sur le long chemin qui mène à sa liberté.

© Victor Diaz Lamich

Mise en scène loufoque

C’est une mise en scène complètement éclatée qui prend le public par surprise dès les premières minutes de la pièce. Un lieu indéfini, ressemblant étrangement à un lave-auto, fait tour à tour office de royaume, d’étable puis de forêt enchantée abritant une marraine, la bonne fée jouée par un Éric Bernier absolument saisissant. Personnage féministe, fougueux et enragé, cette « matante gâteau sur le prozac » aurait pu apparaître plus souvent sur scène. Par moment, ses interventions sont plus pertinentes et intéressantes que celles du personnage principal. La fée apprend à Peau d’âne à devenir une femme libre de toute attache, forte et fière, acceptant enfin la « grande aventure d’être elle-même », pour citer de Beauvoir.

Les costumes, quant à eux, semblent tout droit sortis du rêve fiévreux d’une enfant de six ans, ou encore d’un Met Gala sur les stéroïdes. Le travail effectué par l’équipe des costumes est colossal.

De victime à fonceuse

La peau d’âne que nous connaissons est tributaire des hommes tout au long de son histoire. Elle est d’abord l’enfant chérie de son père avant de devenir sa proie, puis de devenir l’épouse d’un prince qui daigne (quel gentil homme !) voir sa beauté au-delà du physique. Physique que, rappelons-nous, Peau d’âne a volontairement trafiqué, pour ne pas carrément dire enlaidi, parce qu’elle veut qu’on lui fiche la paix. Mais la peau d’âne de Sophie Cadieux n’est tributaire de personne, et surtout pas des hommes. Cette Peau d’âne craint plus que tout l’amour mièvre, la soumission et prône la résistance et la force.

En sortant du théâtre Denise Pelletier et en attendant leur taxi, de nombreux spectateurs et spectatrices ont une pensée pour toutes les jeunes femmes qui vont marcher seules ce soir, après une pause bien méritée d’une heure trente sans entracte. Une pause de catcall, une pause de commentaires machos, une pause de peur, une pause de serrer leur clé très fort dans leur poing lorsqu’elles marchent seules sur la rue et qu’un homme les aborde. Toutes ces jeunes femmes qui ont déjà eu envie de se cacher sous une épaisse peau d’animal juste pour avoir un peu de tranquillité et pour que leur corps cesse d’être objet de désir.

Au fond, c’est ça Peau d’âne en 2024 : une ode à toutes les femmes qui doivent encore se taire et sourire, baisser les yeux et qui se battent pour cesser d’être objectifiées.

© Victor Diaz Lamich

Peau d’âne

Texte et mise en scène : Félix-Antoine Boutin et Sophie Cadieux. Interprètes : Sophie Cadieux et Éric Bernier. Assistance à la mise en scène et régie : Audrey Belzile. Scénographie : Max-Otto Fauteux. Costumes : Elen Ewing. Lumières : Julie Basse. Musique : Antoine Bédard. Maquillages et coiffures : Véronique St-Germaine. Accessoires : Marie-Jeanne Rizkallah. Mouvement : Simon Renaud. Assistance aux costumes : Fany McCrae. Soutien dramaturgique : Alexia Bürger et Elen Ewing. Stagiaire : Mathilde Rousseau. Une production du Théâtre Denise-Pelletier et de Création dans la chambre en coproduction avec le Théâtre français du CNA, présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 19 octobre 2024.