Critiques

Un arrière-goût de compost : Honte, fuite et abandon

© David Mendoza Hélaine

Lorsqu’Éléonore se rend au jardin communautaire, c’est pour y enterrer l’avion-jouet de son frère disparu sans laisser d’adresse. Elle se remémore chacun des cinq anniversaires préparés en vain. Christophe a quitté la maison et n’a plus jamais donné signe de vie. Mais ce matin, il réapparaît. Lui aussi est venu enfouir quelque chose, surmonté d’une pierre tombale.

Eléonore charge alors avec acrimonie celui qui les a abandonnées elle et sa mère. L’arrière-goût de compost, c’est précisément la déliquescence de l’amour désavoué, ignoré et jeté aux poubelles où il se putréfie. S’engage alors un combat inégal, la hargne et les attaques déversées par Éléonore ne trouvant pas réponse dans le mutisme du frère manifestement déstabilisé et empêtré dans sa solitude.

Le dialogue bâti à partir de la souffrance de la jeune fille creuse à fond les effets délétères de l’abandon. Car ce vide reste toujours un trou béant. Le drame s’alimente d’un silence sans écho. Éléonore et sa mère ont donc inventé une réalité construite d’échafaudages chambranlants. Cette fiction faite d’incertitudes remplit l’espace laissé vacant.

Par son lent travail de sape, elle réussit à fissurer cette carapace de mutisme et de faux-fuyants pour arriver au cœur de son drame à lui. Au-delà des amours homosexuelles, secondaires en l’occurrence, c’est un dérèglement alimentaire qui l’a poussé dans ses retranchements. Une obsession dont il avait honte, mais qu’il ne parvenait pas à apprivoiser, encore moins à dompter.

© David Mendoza Hélaine

Dommages collatéraux

Un arrière-goût de compost se déroule dans un décor tout simple, une cabane et de la terre meuble en bacs. Un jardin communautaire comme métaphore de la vie. Les souvenirs y sont enfouis et se transformeront lentement en compost, où les semences deviendront herbes et légumes. C’est dans ce terreau fertile que Anne-Virginie Bérubé ancre ce huis clos. Le duo vient y enterrer son passé : elle, l’avion de son frère disparu, lui, le chat de la famille qu’il avait discrètement récupéré et qui est maintenant décédé. Ce qu’il perçoit comme un signal pour renouer avec les siens.

Emprisonné dans son hyperphagie, honteux de son impuissance à maîtriser cette létale obsession, il préfère s’isoler pour épargner du chagrin aux siens… Provoquant ainsi leur malheur. La force du texte de Bérubé réside justement dans l’analyse de cette mécanique. Ce n’est pas de la maladie comme telle que l’on traite ici, mais des effets pathogènes sur les personnes qui en souffrent et par rebond sur leurs proches. L’isolement occasionné par la honte et la culpabilité de l’un génère un terrible sentiment d’abandon aussi destructeur pour les parents et amis.

En s’appuyant sur la qualité dramatique dans une scénographie minimaliste efficace, la mise en scène de Nathalie Séguin (Nipple Jesus) confirme son talent pour la direction d’interprètes, les deux en début de carrière. Par ailleurs, la trame sonore abyssale de Pierre-Olivier Roussel vient ponctuer adéquatement les ébranlements successifs des personnages. Le Théâtre du refuge réussit son entrée en scène avec sa première production consacrée au premier texte d’Anne-Virginie Bérubé. À suivre.

© David Mendoza Hélaine

Un arrière-goût de compost

Texte : Anne-Virginie Bérubé. Mise en scène : Nathalie Séguin. Assistance à la mise en scène : Anne-Virginie Bérubé. Conception : Charlyne Roux, Pierre-Olivier Roussel, Simon Rollin, Megan Auclair (stagiaire). Direction technique : Simon Rollin. Direction de production : Raphaëlle Martineau. Conseil dramaturgique : Joëlle Bond et Nathalie Séguin. Mentorat à l’écriture : Élizabeth Baril-Lessard. Interprétation : Béatrice Casgrain-Rodriguez et Antoine Gagnon. Une production du Théâtre du Refuge présentée à Premier Acte jusqu’au 19 octobre 2024.