Le huis clos est un lieu d’interactions dramatiques bien ancré dans l’imaginaire collectif québécois. D’Occupation double à La Petite Vie, en passant par toutes les variations sur le thème de Loft Story, l’appel à l’aventure y est une affaire de confinement intérieur, sur le thème du vivre ensemble. Dans le loft, le frigo est copieusement rempli, et il y a tout ce qu’il faut pour survivre et même se reproduire, sans succomber à la fièvre du chalet. Les âmes curieuses d’exotisme ou de diversité n’ont qu’à débarquer de l’arche de Noé.
C’est dans un tel contexte qu’est situé Toi et Soie, de la dramaturge et comédienne Marie-Pier Lajoie, qui prend l’affiche du Théâtre de l’Île de Gatineau, après une fertile période de création et de transformation. Ayant pris à bras le corps le très délicat et actuel thème de la proche aidance et du quotidien avec l’Alzheimer, cette toute jeune graduée du programme de théâtre de l’Université d’Ottawa fait sa marque avec une pièce empreinte de compassion, de courage et d’un désir de révéler la réalité, sans y poser de filtre adoucissant.
On y retrouve un quatuor réuni sous une maison multigénérationnelle et par l’état de santé déclinant du patriarche, Jules, qui a reçu un diagnostic d’Alzheimer. Grand colosse que l’on soupçonne être devenu l’ombre de lui-même, Jules est bien entouré (et aimé) par Elizabeth (Esther Beauchemin), sa femme depuis cinquante ans, sa petite-fille Sophie (alias Petite Soie) et Elliott, son compagnon de vie.
La scène du petit Théâtre de l’île est dominée par les restes d’une maison en lambeaux, représentée par un toit décharné et une pile de restes de bois dans son coin droit.
Noyade familiale
Des papiers mouchoirs étaient distribués par les placières à l’entrée de la petite salle du Théâtre de l’île. Et pour cause: cette production mise sur l’intensité et l’émotion, pour transmettre son propos. Dans la peau de Jules, le comédien Denis Chouinard opte pour une interprétation soutenue de la tristesse sans fond d’un homme qui se perd dans sa tête, son monde, ses souvenirs en effritement et sa peur profonde de disparaître. Pendant 90 minutes, il incarne la mort qui s’empare d’un homme et s’amuse de son agonie, comme un chat avec un oiseau hypnotisé.
Marie-Pier Lajoie est très émouvante, très vraie, dans le rôle de la petite-fille motivée à aider, ayant été nourrie depuis sa naissance par l’amour de ses grands-parents. Sachant qu’il s’agit d’une pièce autobiographique, on applaudit le courage et l’authenticité de la démarche de cette jeune artiste, qui a documenté son travail en interviewant des proches aidant.e.s de personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer.
La recherche du vrai, l’absence d’artifice teinte également le jeu et la présence des deux autres protagonistes campés par Jonathan Charlebois et Esther Beauchemin. Cette dernière, qui incarne une épouse et amoureuse témoin de la dégradation de son mari, se révèle particulièrement bouleversante. Esther Beauchemin met son expérience de la scène et son intelligence émotionnelle à profit, avec des instants de détresse qui se passent de mots et se traduisent pas un simple regard qui porte tout le poids d’une vie.
L’éternité c’est long, surtout vers la fin…
L’intensité est donc à son comble, avec assez peu de répit pour laisser entrer le vent du quotidien, dans cette mise en scène de Magali Lemèle. Cela est peut-être la plus grande faiblesse de la pièce : le huis clos qui, en voulant absorber toutes les perspectives, dépossède ses protagonistes de leurs identités propres, leurs histoires, leurs jardins secrets et subtilités. Comme si ce monstre malgré lui, le pauvre Jules, triomphait dans son involontaire dessein destructeur.
Ce sentiment d’injustice, ce désarroi à l’endroit d’une maladie qui dérobe les êtres de l’esprit traversent chacune des répliques de ce texte qui s’abreuve de la métaphore d’une rivière, pour ne pas sombrer dans l’autophagie de la vie à l’intérieur des murs troués de la maison. Seuls les absents (les parents de Sophie, partis en voyage), semblent destinés à trouver du répit et un refuge à l’abri de la tempête familiale.
Comme spectateurs et spectatrices, nous sommes évidemment bouleversé·es, touché·es par la recherche de Marie-Pier Lajoie, qui utilise son art comme une investigatrice cherchant à comprendre la maladie d’Alzheimer, ce mal qui lui a volé son grand-père. En même temps, on y juxtapose des œuvres marquantes sur le même thème : Victoria, de Dulcinée Langfelder, Loin d’elle de Sarah Polley, ou même Toujours Alice (avec Julianne Moore). À cheval entre la poésie et le théâtre documentaire, Toi et Soie fait assurément œuvre utile en donnant une tribune aux personnes qui ont la difficile charge d’accompagner un∙e proche atteint∙e de l’Alzheimer.
L’Alzheimer est un territoire dramatique complexe, qui donne à la mort un premier rôle qui déploie généreusement ses zones d’ombres et ses démons. À la fin, la Petite Soie se donne le droit au bonheur, à une vie à elle, avec son amoureux. On lui souhaite de la félicité, de la légèreté, et de risquer de déployer ses ailes à l’extérieur de la constellation familiale, libérée de la culpabilité et d’une loyauté à l’endroit des aïeuls. Parce qu’aider, c’est noble. Mais on ne vit qu’une fois. Et comme le rappelle Woody Allen, l’éternité, c’est long, surtout vers la fin…
Texte : Marie-Pier Lajoie. Mise en scène : Magali Lemèle. Interprétation : Jonathan Charlebois, Denis Chouinard, Marie-Pier Lajoie et Esther Beauchemin. Au Théâtre de l’Île de la Ville de Gatineau jusqu’au 26 octobre 2024.
Le huis clos est un lieu d’interactions dramatiques bien ancré dans l’imaginaire collectif québécois. D’Occupation double à La Petite Vie, en passant par toutes les variations sur le thème de Loft Story, l’appel à l’aventure y est une affaire de confinement intérieur, sur le thème du vivre ensemble. Dans le loft, le frigo est copieusement rempli, et il y a tout ce qu’il faut pour survivre et même se reproduire, sans succomber à la fièvre du chalet. Les âmes curieuses d’exotisme ou de diversité n’ont qu’à débarquer de l’arche de Noé.
C’est dans un tel contexte qu’est situé Toi et Soie, de la dramaturge et comédienne Marie-Pier Lajoie, qui prend l’affiche du Théâtre de l’Île de Gatineau, après une fertile période de création et de transformation. Ayant pris à bras le corps le très délicat et actuel thème de la proche aidance et du quotidien avec l’Alzheimer, cette toute jeune graduée du programme de théâtre de l’Université d’Ottawa fait sa marque avec une pièce empreinte de compassion, de courage et d’un désir de révéler la réalité, sans y poser de filtre adoucissant.
On y retrouve un quatuor réuni sous une maison multigénérationnelle et par l’état de santé déclinant du patriarche, Jules, qui a reçu un diagnostic d’Alzheimer. Grand colosse que l’on soupçonne être devenu l’ombre de lui-même, Jules est bien entouré (et aimé) par Elizabeth (Esther Beauchemin), sa femme depuis cinquante ans, sa petite-fille Sophie (alias Petite Soie) et Elliott, son compagnon de vie.
La scène du petit Théâtre de l’île est dominée par les restes d’une maison en lambeaux, représentée par un toit décharné et une pile de restes de bois dans son coin droit.
Noyade familiale
Des papiers mouchoirs étaient distribués par les placières à l’entrée de la petite salle du Théâtre de l’île. Et pour cause: cette production mise sur l’intensité et l’émotion, pour transmettre son propos. Dans la peau de Jules, le comédien Denis Chouinard opte pour une interprétation soutenue de la tristesse sans fond d’un homme qui se perd dans sa tête, son monde, ses souvenirs en effritement et sa peur profonde de disparaître. Pendant 90 minutes, il incarne la mort qui s’empare d’un homme et s’amuse de son agonie, comme un chat avec un oiseau hypnotisé.
Marie-Pier Lajoie est très émouvante, très vraie, dans le rôle de la petite-fille motivée à aider, ayant été nourrie depuis sa naissance par l’amour de ses grands-parents. Sachant qu’il s’agit d’une pièce autobiographique, on applaudit le courage et l’authenticité de la démarche de cette jeune artiste, qui a documenté son travail en interviewant des proches aidant.e.s de personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer.
La recherche du vrai, l’absence d’artifice teinte également le jeu et la présence des deux autres protagonistes campés par Jonathan Charlebois et Esther Beauchemin. Cette dernière, qui incarne une épouse et amoureuse témoin de la dégradation de son mari, se révèle particulièrement bouleversante. Esther Beauchemin met son expérience de la scène et son intelligence émotionnelle à profit, avec des instants de détresse qui se passent de mots et se traduisent pas un simple regard qui porte tout le poids d’une vie.
L’éternité c’est long, surtout vers la fin…
L’intensité est donc à son comble, avec assez peu de répit pour laisser entrer le vent du quotidien, dans cette mise en scène de Magali Lemèle. Cela est peut-être la plus grande faiblesse de la pièce : le huis clos qui, en voulant absorber toutes les perspectives, dépossède ses protagonistes de leurs identités propres, leurs histoires, leurs jardins secrets et subtilités. Comme si ce monstre malgré lui, le pauvre Jules, triomphait dans son involontaire dessein destructeur.
Ce sentiment d’injustice, ce désarroi à l’endroit d’une maladie qui dérobe les êtres de l’esprit traversent chacune des répliques de ce texte qui s’abreuve de la métaphore d’une rivière, pour ne pas sombrer dans l’autophagie de la vie à l’intérieur des murs troués de la maison. Seuls les absents (les parents de Sophie, partis en voyage), semblent destinés à trouver du répit et un refuge à l’abri de la tempête familiale.
Comme spectateurs et spectatrices, nous sommes évidemment bouleversé·es, touché·es par la recherche de Marie-Pier Lajoie, qui utilise son art comme une investigatrice cherchant à comprendre la maladie d’Alzheimer, ce mal qui lui a volé son grand-père. En même temps, on y juxtapose des œuvres marquantes sur le même thème : Victoria, de Dulcinée Langfelder, Loin d’elle de Sarah Polley, ou même Toujours Alice (avec Julianne Moore). À cheval entre la poésie et le théâtre documentaire, Toi et Soie fait assurément œuvre utile en donnant une tribune aux personnes qui ont la difficile charge d’accompagner un∙e proche atteint∙e de l’Alzheimer.
L’Alzheimer est un territoire dramatique complexe, qui donne à la mort un premier rôle qui déploie généreusement ses zones d’ombres et ses démons. À la fin, la Petite Soie se donne le droit au bonheur, à une vie à elle, avec son amoureux. On lui souhaite de la félicité, de la légèreté, et de risquer de déployer ses ailes à l’extérieur de la constellation familiale, libérée de la culpabilité et d’une loyauté à l’endroit des aïeuls. Parce qu’aider, c’est noble. Mais on ne vit qu’une fois. Et comme le rappelle Woody Allen, l’éternité, c’est long, surtout vers la fin…
Toi et Soie
Texte : Marie-Pier Lajoie. Mise en scène : Magali Lemèle. Interprétation : Jonathan Charlebois, Denis Chouinard, Marie-Pier Lajoie et Esther Beauchemin. Au Théâtre de l’Île de la Ville de Gatineau jusqu’au 26 octobre 2024.