Critiques

Le jour où tout a merdé : Le monde, tel un cloaque fétide…

© Nicola-Frank Vachon

En 2019, le Théâtre Sortie de Secours s’est installé dans un nouveau local de répétition pour la création d’une pièce sur le négationnisme climatique, en collaboration avec l’auteur catalan Joan Yago. Mais voici qu’un personnage inattendu s’est immiscé dans le scénario : la toilette ! En effet, elle a un jour explosé en un volcan de matières fécales régurgitant immondices et odeurs insupportables. La dramatique du réchauffement planétaire venait de trouver son point d’appui dans un fait divers. Car l’incident, somme toute banal, s’est transformé en imbroglio pour les propriétaires du bloc à condos. Le drain principal ne pouvait laisser personne indifférent, puisque du 4e étage au rez-de-chaussée, les excréments suivent le même chemin. Or celui-ci se termine en cul-de-sac. L’engorgement menace l’édifice au complet.

Ce thème du délitement s’inscrivait d’emblée dans les réflexions de la COP 25 qui se tenait en décembre 2019 à Madrid. Habilement, l’auteur développe en parallèle les deux événements qui se rejoignent sur le plan de l’érosion. Les égouts obstrués soulèvent un problème si énorme que la microsociété des condominiums passe à autre chose, se réfugiant dans un aveuglement volontaire. La maison menacée devient le miroir des conférences sur le climat (la COP28 aura lieu à Bakou le mois prochain) dont les objectifs ne sont jamais atteints.

© Nicola-Frank Vachon

Des personnages si près de nous

Le jour où tout a merdé maquille les catastrophes planétaires en comédie burlesque, solution retenue pour éviter la dépression totale à l’image de Mindy, cette jeune Californienne qui porte le sort du monde sur ses épaules. Ici l’écoanxiété est distribuée dans des personnages climatosceptiques, de cyniques représentants de l’industrie, des intellectuels au discours tarabiscoté, des curés étouffés dans leur dogmatisme, des populations désemparées. Si bien que tous sont confus, maniant l’arme du « gros bon sens » comme le non-sens du réel.

À l’affaissement du réseau d’égout de l’édifice répondent les soubresauts de la planète. La toilette qui n’en peut plus devient la métaphore de la Terre secouée de spasmes. Et de l’impossible prise en charge de sa guérison. Car le monde est fait de désinformation, de déni, de veulerie. Les citoyennes et les citoyens impuissants se retirent dans leur égo et ne parlent plus désormais qu’au « je », ignorant un « nous » démesuré.

La mise en scène de Philippe Soldevila transpose l’urgence climatique dans le jeu même des comédiens et comédiennes, dans leurs interactions, dans leur frénésie collective. La scène de l’assemblée générale est remarquable en ceci que les cinq interprètes reprennent mot à mot l’originale sur un rythme endiablé. Jamais un verbatim n’aura eu tant d’éclat. À travers une direction d’acteur impeccable, soulignons la maestria de Paul Fruteau de Laclos, dont le talent de caméléon se confirme encore une fois (Pour la suite du monde). Une autre scène d’anthologie est le troublant dialogue de la conférencière (Éva Daigle) qui fume un joint avec un garçon de café. Sa vie bascule lorsqu’elle réalise avoir été manipulée par l’industrie, la presse, les médias sociaux. Le va-et-vient entre théâtre documentaire et fiction renouvelle le genre.

L’abus de langage scatologique du début, très indigeste, trouve son contrepoids dans le constat que « oui les odeurs dérangent, mais à la longue on s’y habitue ». Alors au moment suprême de la catastrophe, tout le monde danse, chacun cantonné dans son insouciance. Le jour où tout a merdé se transforme ainsi en une tragicomédie où le malheur se terre dans l’impuissance des individus lambda et la rapacité des barons de l’industrie.

© Nicola-Frank Vachon

Le jour où tout a merdé

Texte : Joan Yago. Traduction et mise en scène : Philippe Soldevila. Assistance à la mise en scène : Frédérique Fecteau-Simard. Interprétation : Éva Daigle, Savina Figueras, Paul Fruteau de Laclos, Érika Gagnon et Nicolas Létourneau. Conception décors : Christian Fontaine. Costumes : Erica Schmitz. Conception lumières et vidéo : Keven Dubois. Conception sonore, musique et direction technique : François Leclerc. Direction de production : Diane Bastin. Direction technique : François Leclerc. Réalisation des tournages : Étienne d’Anjou. Une production du Théâtre Sortie de Secours présentée au Périscope jusqu’au 9 novembre 2024.