Depuis sa création en 2003, la pièce de Wajdi Mouawad a fait l’objet de nombreuses adaptations dont, en 2010, le film mémorable de Denis Villeneuve, qui a contribué à sa renommée internationale. Ce sont les sœurs Talbi, Elkahna – aussi connue sous son nom de slammeuse Queen Ka – et Ines, qui président le premier retour d’Incendies sur scène à Montréal depuis sa création. Elles proposent, dans une mise en scène majestueuse, un recadrage du spectacle de Mouawad mettant de l’avant le personnage de Nawal, la mère, tout en conservant l’implacable poids du récit et la complexité morale qu’il recèle.
Dans ce récit de femmes, des violences dont elles sont l’objet et le lieu, des actes de colère et d’amour dont elles sont capables, on voit évoluer Nawal depuis son adolescence jusqu’à son décès, à l’aube de la vieillesse. Le casse-tête de son histoire est assemblé, jusqu’à la toute fin, par ceux et celles qui l’ont connue. Il s’agit d’abord de vaincre, ou de déchiffrer, le silence. Ce dernier se décline en plusieurs avatars : frustration, maladie mentale, absence de communication, annulation. Il est aussi, et surtout, sidération : sous le choc d’une révélation, dans le passé de Nawal, « les étoiles se sont tues ».
Le parallèle avec la théorie des graphes, qu’enseigne sa fille Jeanne dans son cours de mathématiques, souligne à la fois le chaos et l’opacité de l’intrigue : il faut se résoudre à l’idée qu’on cherche en vain une solution à une énigme, et que de surcroît aucune conclusion ne peut être satisfaisante. Après la lecture du testament de leur mère, Jeanne et son frère jumeau Simon se verront contraints de partir au pays natal pour exécuter ses dernières volontés, et y découvriront des réponses à des questions qu’ils n’auraient jamais su devoir se poser.
La violence en toute chose
Dans un décor sobre et efficace, aux éclairages d’une grande éloquence, on voit se déployer une œuvre fermement campée dans une démarche universaliste. D’emblée, le texte de Mouawad, sans nommer le pays d’origine des protagonistes, laisse deviner une région dense, à la diaspora féconde, nichée au cœur d’un Moyen-Orient déchiré par les guerres successives. La mise en scène et l’esthétique relèvent sans contredit de la tragédie grecque : le ton et la posture déclamatoires des monologues, un peu lourds par moments, font écho aux figures et aux thèmes mythiques, Œdipe, l’errance et la péripétie, l’hybris et la catharsis. En plus de l’universalité du récit, on établit ainsi son intemporalité, d’ailleurs soulignée par un personnage secondaire qui, dressant une funeste liste, montre que l’origine du conflit se poursuit « de peine en tristesse… jusqu’au début du monde ».
Le spectacle convoque une abondance de symboles visuels et sonores qui a pour effet de le saturer de sens – parfois au détriment de l’intrigue – et qui repose en grande partie sur les costumes soignés et originaux de Sophie El-Assaad. Capes, voiles, masques et casques superposent des couches de significations aux personnages qui les arborent.
Pour les comédiens et comédiennes, qui cumulent les rôles, la charge brute de la tragédie laisse peu de place au développement d’émotions en finesse. Soulignons néanmoins la remarquable polyvalence d’Antoine Yared, notamment dans la justesse du ton et la fluidité du registre vocal. Par ailleurs, Reda Guerinik, qui incarne avec flamboyance le bourreau Abou Tarek, jouait Simon dans la première version d’Incendies; sa présence renouvelée au cœur de l’œuvre, comme une mise en abyme, rappelle l’historique mouvementé de cette dernière au fil des deux dernières décennies.
D’une adaptation à l’autre, Incendies est réputé transcender l’horreur des guerres intestines et des atrocités commises sur la personne de femmes et d’enfants. Il porte l’espoir d’un humanisme qui pourrait interrompre le cycle de la violence et de la colère. On peut se demander, cependant, si le spectacle parvient à atteindre l’effet de réparation souhaité. Car malgré l’extraordinaire absolution qui est proposée, le contexte dans lequel nous évoluons comme public s’immisce sans gêne dans notre interprétation. La force de l’œuvre tient justement dans l’accablante actualité de son propos, 20 ans plus tard – une violence qui se répète au fil du temps, d’une génération à l’autre, d’une guerre à l’autre, et que l’on tente en vain d’enrayer, que ce soit par l’amour, par le don de soi ou par l’impitoyable obligation de tenir ses promesses.
Texte : Wajdi Mouawad. Mise en scène : Elkahna et Ines Talbi. Assistance à la mise en scène : Bethzaïda Thomas. Scénographie : Anick La Bissonnière. Costumes : Sophie El-Assaad. Éclairages : Leticia Hamaoui. Musique : Ilyaa Ghafouri et Radwan Ghazi Moumneh. Accessoires : Julie Measroch. Mouvement : Jr. Maddripp. Maquillage et coiffure : Justine Denoncourt-Bélanger. Avec Sabrina Bégin Tejeda, Denis Bernard, Ariane Castellanos, Neil Elias, Reda Guerinik, Dominique Pétin et Antoine Yared. Une production de Duceppe présentée chez Duceppe jusqu’au 30 novembre 2024, puis en tournée du 7 février au 16 avril 2025.
Depuis sa création en 2003, la pièce de Wajdi Mouawad a fait l’objet de nombreuses adaptations dont, en 2010, le film mémorable de Denis Villeneuve, qui a contribué à sa renommée internationale. Ce sont les sœurs Talbi, Elkahna – aussi connue sous son nom de slammeuse Queen Ka – et Ines, qui président le premier retour d’Incendies sur scène à Montréal depuis sa création. Elles proposent, dans une mise en scène majestueuse, un recadrage du spectacle de Mouawad mettant de l’avant le personnage de Nawal, la mère, tout en conservant l’implacable poids du récit et la complexité morale qu’il recèle.
Dans ce récit de femmes, des violences dont elles sont l’objet et le lieu, des actes de colère et d’amour dont elles sont capables, on voit évoluer Nawal depuis son adolescence jusqu’à son décès, à l’aube de la vieillesse. Le casse-tête de son histoire est assemblé, jusqu’à la toute fin, par ceux et celles qui l’ont connue. Il s’agit d’abord de vaincre, ou de déchiffrer, le silence. Ce dernier se décline en plusieurs avatars : frustration, maladie mentale, absence de communication, annulation. Il est aussi, et surtout, sidération : sous le choc d’une révélation, dans le passé de Nawal, « les étoiles se sont tues ».
Le parallèle avec la théorie des graphes, qu’enseigne sa fille Jeanne dans son cours de mathématiques, souligne à la fois le chaos et l’opacité de l’intrigue : il faut se résoudre à l’idée qu’on cherche en vain une solution à une énigme, et que de surcroît aucune conclusion ne peut être satisfaisante. Après la lecture du testament de leur mère, Jeanne et son frère jumeau Simon se verront contraints de partir au pays natal pour exécuter ses dernières volontés, et y découvriront des réponses à des questions qu’ils n’auraient jamais su devoir se poser.
La violence en toute chose
Dans un décor sobre et efficace, aux éclairages d’une grande éloquence, on voit se déployer une œuvre fermement campée dans une démarche universaliste. D’emblée, le texte de Mouawad, sans nommer le pays d’origine des protagonistes, laisse deviner une région dense, à la diaspora féconde, nichée au cœur d’un Moyen-Orient déchiré par les guerres successives. La mise en scène et l’esthétique relèvent sans contredit de la tragédie grecque : le ton et la posture déclamatoires des monologues, un peu lourds par moments, font écho aux figures et aux thèmes mythiques, Œdipe, l’errance et la péripétie, l’hybris et la catharsis. En plus de l’universalité du récit, on établit ainsi son intemporalité, d’ailleurs soulignée par un personnage secondaire qui, dressant une funeste liste, montre que l’origine du conflit se poursuit « de peine en tristesse… jusqu’au début du monde ».
Le spectacle convoque une abondance de symboles visuels et sonores qui a pour effet de le saturer de sens – parfois au détriment de l’intrigue – et qui repose en grande partie sur les costumes soignés et originaux de Sophie El-Assaad. Capes, voiles, masques et casques superposent des couches de significations aux personnages qui les arborent.
Pour les comédiens et comédiennes, qui cumulent les rôles, la charge brute de la tragédie laisse peu de place au développement d’émotions en finesse. Soulignons néanmoins la remarquable polyvalence d’Antoine Yared, notamment dans la justesse du ton et la fluidité du registre vocal. Par ailleurs, Reda Guerinik, qui incarne avec flamboyance le bourreau Abou Tarek, jouait Simon dans la première version d’Incendies; sa présence renouvelée au cœur de l’œuvre, comme une mise en abyme, rappelle l’historique mouvementé de cette dernière au fil des deux dernières décennies.
D’une adaptation à l’autre, Incendies est réputé transcender l’horreur des guerres intestines et des atrocités commises sur la personne de femmes et d’enfants. Il porte l’espoir d’un humanisme qui pourrait interrompre le cycle de la violence et de la colère. On peut se demander, cependant, si le spectacle parvient à atteindre l’effet de réparation souhaité. Car malgré l’extraordinaire absolution qui est proposée, le contexte dans lequel nous évoluons comme public s’immisce sans gêne dans notre interprétation. La force de l’œuvre tient justement dans l’accablante actualité de son propos, 20 ans plus tard – une violence qui se répète au fil du temps, d’une génération à l’autre, d’une guerre à l’autre, et que l’on tente en vain d’enrayer, que ce soit par l’amour, par le don de soi ou par l’impitoyable obligation de tenir ses promesses.
Incendies
Texte : Wajdi Mouawad. Mise en scène : Elkahna et Ines Talbi. Assistance à la mise en scène : Bethzaïda Thomas. Scénographie : Anick La Bissonnière. Costumes : Sophie El-Assaad. Éclairages : Leticia Hamaoui. Musique : Ilyaa Ghafouri et Radwan Ghazi Moumneh. Accessoires : Julie Measroch. Mouvement : Jr. Maddripp. Maquillage et coiffure : Justine Denoncourt-Bélanger. Avec Sabrina Bégin Tejeda, Denis Bernard, Ariane Castellanos, Neil Elias, Reda Guerinik, Dominique Pétin et Antoine Yared. Une production de Duceppe présentée chez Duceppe jusqu’au 30 novembre 2024, puis en tournée du 7 février au 16 avril 2025.