Manuel Roque œuvre en danse depuis près de 20 ans. Sa démarche sensorielle et sensible a aussi bénéficié de formation en théâtre et en cirque. Son nouveau spectacle, Le vent se lève, parle du nouveau souffle qu’il a découvert au retour de la pandémie.
La pandémie a beaucoup fait réfléchir les artistes de danse, isolés et loin des studios. En revenant sur scène, on a senti chez plusieurs la volonté de retourner aux bases du mouvement. Cela semble être aussi votre cas ?
Effectivement, la pandémie m’a amené à réfléchir sur les notions d’inertie et de momentum. Nous étions à l’arrêt, et je me demandais comment recommencer à bouger. Quand les studios ont réouvert, j’allais juste explorer des mouvements très simples, et essayer d’en décortiquer les paramètres pour en faire émerger quelque chose. J’ai essayé de déclencher dans mon corps une erre d’aller, mais aussi un plaisir de me remettre en mouvement. C’était, en fait, un processus de recherche très personnel et je ne pensais pas que ça deviendrait un projet, mais finalement, les choses se sont inscrites dans une structure et une pièce est apparue. Avec cette pièce, j’essaie juste de me remettre en mouvement, dans quelque chose de cohérent et de stimulant. Et j’ai l’intuition que ce mouvement de remise en marche peut résonner chez d’autres personnes.
La répétition est un motif de votre travail ici, mais ce n’est pas une chorégraphie robotique. Y a-t-il de subtiles modifications d’une représentation à l’autre ?
Oui, c’est du spectacle vivant, alors rien n’est robotique d’un soir à l’autre, ou d’une répétition à l’autre. C’est même l’inverse. Ce qui m’intéresse de la répétition c’est qu’elle fait apparaitre les nuances. Que le mouvement répété n’est jamais exactement exécuté à l’identique. Et qu’en répétant un mouvement, je prends conscience de ces différences et des multiples possibilités. Pour moi c’est un outil pour élargir le champ des possibles et des perceptions. Ça me permet de travailler à affiner mon attention (un peu comme un processus de méditation). C’est précisément dans ce travail de nuances que je tire le gros du plaisir de danser. Comment je place le poids, avec quelle vélocité le pied attaque le sol pour décoller, dans quel angle, comment mon souffle réagit… c’est un travail de perception et de sensations qui n’est jamais figé, toujours en évolution, et qui se renouvèle à l’infini. Cette matière est stimulante pour moi, car il y a toujours quelque chose à en tirer, à creuser, des portes à ouvrir… Et finalement, je tente de voir comment cette quête de fines sensations peut se partager avec un auditoire en s’approchant d’un état de présence poreux, généreux, non démonstratif. C’est aussi une sorte de résistance face à un monde qui nous bombarde d’idées toutes faites, d’opinions manichéennes, d’arguments, de punchs… Ma façon de voir le monde est complexe et mouvante. Je me dis que de travailler sur la notion de nuances me permet d’être peut-être un peu mieux à l’écoute.
En solo sur scène, est-ce que vous ressentez les vibrations, les sensations du public ? Comment cela sert-il votre performance ?
Les moments de partage du travail c’est comme des jours de fête. Parce que la matière travaillée en studio émerge d’une façon plus riche au contact d’un public. Tant que le projet n’est pas partagé, je trouve qu’il est difficile d’avoir l’heure juste. Même si je danse en solo dans ce projet, il y a une magnifique équipe de collaborateurs et de collaboratrices qui viennent enrichir le travail, me remettent en question et font résonner plus fortement ce que je mets sur la table. Ce sont Lucie Vigneault et Sophie Michaud, comme conseillères artistiques, Marilène Bastien au costume et à l’espace, Karine Gauthier à la lumière, et Nils Levazeux, comme interprète avec qui j’ai partagé le processus de création. Avec le public, j’essaie d’installer un dialogue, mais ça se passe plus à un niveau énergétique. Je suis à l’écoute des réactions d’un mouvement général, de tensions ou de relâchement et cela influence les choix que je fais sur scène, mais de façon très subtile. Et puis j’essaie toujours de laisser au public un espace de liberté, de ne pas imposer une vision ou des opinions, mais de créer une dynamique ou chacun·e puisse naviguer à sa façon. Dans l’imaginaire ou la sensation ou la réflexion… Des fois il y a des personnes qui s’endorment et j’aime bien ! On a complètement le droit de s’endormir pendant un spectacle ! C’est juste une autre façon de recevoir la proposition.
Question plus existentielle à propos du vent dans le titre. Est-ce que c’est le vent qui vous pousse métaphoriquement ou c’est vous qui le dirigez ?
L’idée de départ était d’installer un contexte relativement chaotique, et de voir comment le corps pouvait trouver un sens de « directionnalité » dans ce contexte. Donc travailler avec un axe jamais parfaitement vertical toujours un peu en déséquilibre. J’ai commencé à travailler avec le son du vent pour essayer d’illustrer cette idée et, finalement, c’est devenu une matière abstraite, un contrepoint à l’écriture très rythmique et musicale des pas. Il y a dans ce son un grand potentiel de variations, qui m’intéressaient. Mais aussi, un aspect imaginaire ou métaphorique. J’aime surtout l’ambivalence de cette idée de vent qui se lève. Ça peut être un inconfort, voire une menace (je pense aux tornades et aux ouragans dont la puissance s’accentue en lien avec les changements climatiques et avec lesquels nous allons devoir composer de plus en plus). Ça peut être également chargé d’espoir, de renouveau, de changements, de mouvements de résistance… Aujourd’hui en tant qu’humain, je me sens dans cette ambivalence d’être, en étant le témoin d’un monde dont je ne comprends plus la logique et la violence, et en même temps, de trouver l’énergie et le souffle pour y réagir et travailler à ma façon en insufflant douceur, bienveillance, générosité, compassion, et plaisir.
Enfin, comment l’actuel sous-financement des arts vivants vous affecte-t-il ?
Grosse question. Ouf, je suis fâché quand je vois des institutions établies, des créatrices et des créateurs qui rejoignent incontestablement un public large avec des propositions fortes et singulières, ne plus réussir à sécuriser des tournées, ou à assurer la pérennité de leurs institutions. Pour ma part, je m’estime chanceux d’avoir pu vivre de mon art aussi longtemps. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et j’ai dû me former à un autre travail. Au départ, c’était un processus très difficile, dont j’avais un peu honte. Au final, ça s’est avéré un terrain d’enrichissement personnel et professionnel. Je suis massothérapeute, donc quelque part, je fais un peu le même job, à savoir tenter de créer des liens entre les personnes et leurs corps. Ces deux pratiques se répondent et se contaminent et ça devient un terrain d’observation et de réflexion très stimulant et cohérent pour moi. Maintenant, il est évident qu’à une échelle plus large, les difficultés croissantes que j’observe dans la communauté, dont la détresse qui en découle, mais aussi la perte indéniable de l’effervescence de la création québécoise, m’attristent profondément. À mon sens, une culture se bâtit sur la diversité des voix qui la compose. Aujourd’hui, un grand nombre de voix et de visions fortes, singulières, sont en voie de disparition. J’ai peur de voir émerger un écosystème où il ne reste plus que de gros poissons et des organismes qui savent mieux cocher les cases de plus en plus petites et restrictives que nous imposent les bailleurs de fonds.
À mon échelle, il est de plus en plus difficile d’exister dans les paramètres actuels, donc je cherche tranquillement d’autres façons. Bien sûr, je dois payer mon loyer et mon épicerie, d’où l’intérêt d’un autre job, mais peut-être qu’au final, je me dirige plus vers une pratique en amateur de la danse, en essayant d’inventer d’autres espaces et de contextes de partage avec un auditoire. Le but de mes réflexions, en tous les cas, est de protéger mon plaisir à travailler la matière danse et à la partager. Présentement nous évoluons dans un langage d’entrepreneur pour débattre de ces questions. Il n’est question que de chiffres, d’opportunités, de stratégies de développement, de rentabilité, de croissance… J’ai du mal à naviguer dans ces paramètres. Et à arrimer ma pratique de la danse à ces standards. Je m’intéresse plus au processus qu’au produit final, je suis lent, ça me prend trois ou quatre ans pour amener une recherche à un éventuel statut de production. C’est sûr que je ne m’y retrouve pas quand on me parle de productivité. Et je ne pense pas être le seul dans cette situation. L’émotion que je ressens quand je vois une œuvre de spectacle vivant qui me touche, et ce qui en reste après en moi, qui teinte ma façon de voir et d’interagir avec le monde, elle est inquantifiable. La vraie croissance, la vraie rentabilité, pour moi, elle est là. Dans les traces que laissent les voix et les propositions des artistes à l’intérieur de nous.
Le vent se lève de Manuel Roque est présenté à La Chapelle Scènes Contemporaines du 12 au 16 novembre 2024.
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Manuel Roque œuvre en danse depuis près de 20 ans. Sa démarche sensorielle et sensible a aussi bénéficié de formation en théâtre et en cirque. Son nouveau spectacle, Le vent se lève, parle du nouveau souffle qu’il a découvert au retour de la pandémie.
La pandémie a beaucoup fait réfléchir les artistes de danse, isolés et loin des studios. En revenant sur scène, on a senti chez plusieurs la volonté de retourner aux bases du mouvement. Cela semble être aussi votre cas ?
Effectivement, la pandémie m’a amené à réfléchir sur les notions d’inertie et de momentum. Nous étions à l’arrêt, et je me demandais comment recommencer à bouger. Quand les studios ont réouvert, j’allais juste explorer des mouvements très simples, et essayer d’en décortiquer les paramètres pour en faire émerger quelque chose. J’ai essayé de déclencher dans mon corps une erre d’aller, mais aussi un plaisir de me remettre en mouvement. C’était, en fait, un processus de recherche très personnel et je ne pensais pas que ça deviendrait un projet, mais finalement, les choses se sont inscrites dans une structure et une pièce est apparue. Avec cette pièce, j’essaie juste de me remettre en mouvement, dans quelque chose de cohérent et de stimulant. Et j’ai l’intuition que ce mouvement de remise en marche peut résonner chez d’autres personnes.
La répétition est un motif de votre travail ici, mais ce n’est pas une chorégraphie robotique. Y a-t-il de subtiles modifications d’une représentation à l’autre ?
Oui, c’est du spectacle vivant, alors rien n’est robotique d’un soir à l’autre, ou d’une répétition à l’autre. C’est même l’inverse. Ce qui m’intéresse de la répétition c’est qu’elle fait apparaitre les nuances. Que le mouvement répété n’est jamais exactement exécuté à l’identique. Et qu’en répétant un mouvement, je prends conscience de ces différences et des multiples possibilités. Pour moi c’est un outil pour élargir le champ des possibles et des perceptions. Ça me permet de travailler à affiner mon attention (un peu comme un processus de méditation). C’est précisément dans ce travail de nuances que je tire le gros du plaisir de danser. Comment je place le poids, avec quelle vélocité le pied attaque le sol pour décoller, dans quel angle, comment mon souffle réagit… c’est un travail de perception et de sensations qui n’est jamais figé, toujours en évolution, et qui se renouvèle à l’infini. Cette matière est stimulante pour moi, car il y a toujours quelque chose à en tirer, à creuser, des portes à ouvrir… Et finalement, je tente de voir comment cette quête de fines sensations peut se partager avec un auditoire en s’approchant d’un état de présence poreux, généreux, non démonstratif. C’est aussi une sorte de résistance face à un monde qui nous bombarde d’idées toutes faites, d’opinions manichéennes, d’arguments, de punchs… Ma façon de voir le monde est complexe et mouvante. Je me dis que de travailler sur la notion de nuances me permet d’être peut-être un peu mieux à l’écoute.
En solo sur scène, est-ce que vous ressentez les vibrations, les sensations du public ? Comment cela sert-il votre performance ?
Les moments de partage du travail c’est comme des jours de fête. Parce que la matière travaillée en studio émerge d’une façon plus riche au contact d’un public. Tant que le projet n’est pas partagé, je trouve qu’il est difficile d’avoir l’heure juste. Même si je danse en solo dans ce projet, il y a une magnifique équipe de collaborateurs et de collaboratrices qui viennent enrichir le travail, me remettent en question et font résonner plus fortement ce que je mets sur la table. Ce sont Lucie Vigneault et Sophie Michaud, comme conseillères artistiques, Marilène Bastien au costume et à l’espace, Karine Gauthier à la lumière, et Nils Levazeux, comme interprète avec qui j’ai partagé le processus de création. Avec le public, j’essaie d’installer un dialogue, mais ça se passe plus à un niveau énergétique. Je suis à l’écoute des réactions d’un mouvement général, de tensions ou de relâchement et cela influence les choix que je fais sur scène, mais de façon très subtile. Et puis j’essaie toujours de laisser au public un espace de liberté, de ne pas imposer une vision ou des opinions, mais de créer une dynamique ou chacun·e puisse naviguer à sa façon. Dans l’imaginaire ou la sensation ou la réflexion… Des fois il y a des personnes qui s’endorment et j’aime bien ! On a complètement le droit de s’endormir pendant un spectacle ! C’est juste une autre façon de recevoir la proposition.
Question plus existentielle à propos du vent dans le titre. Est-ce que c’est le vent qui vous pousse métaphoriquement ou c’est vous qui le dirigez ?
L’idée de départ était d’installer un contexte relativement chaotique, et de voir comment le corps pouvait trouver un sens de « directionnalité » dans ce contexte. Donc travailler avec un axe jamais parfaitement vertical toujours un peu en déséquilibre. J’ai commencé à travailler avec le son du vent pour essayer d’illustrer cette idée et, finalement, c’est devenu une matière abstraite, un contrepoint à l’écriture très rythmique et musicale des pas. Il y a dans ce son un grand potentiel de variations, qui m’intéressaient. Mais aussi, un aspect imaginaire ou métaphorique. J’aime surtout l’ambivalence de cette idée de vent qui se lève. Ça peut être un inconfort, voire une menace (je pense aux tornades et aux ouragans dont la puissance s’accentue en lien avec les changements climatiques et avec lesquels nous allons devoir composer de plus en plus). Ça peut être également chargé d’espoir, de renouveau, de changements, de mouvements de résistance… Aujourd’hui en tant qu’humain, je me sens dans cette ambivalence d’être, en étant le témoin d’un monde dont je ne comprends plus la logique et la violence, et en même temps, de trouver l’énergie et le souffle pour y réagir et travailler à ma façon en insufflant douceur, bienveillance, générosité, compassion, et plaisir.
Enfin, comment l’actuel sous-financement des arts vivants vous affecte-t-il ?
Grosse question. Ouf, je suis fâché quand je vois des institutions établies, des créatrices et des créateurs qui rejoignent incontestablement un public large avec des propositions fortes et singulières, ne plus réussir à sécuriser des tournées, ou à assurer la pérennité de leurs institutions. Pour ma part, je m’estime chanceux d’avoir pu vivre de mon art aussi longtemps. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et j’ai dû me former à un autre travail. Au départ, c’était un processus très difficile, dont j’avais un peu honte. Au final, ça s’est avéré un terrain d’enrichissement personnel et professionnel. Je suis massothérapeute, donc quelque part, je fais un peu le même job, à savoir tenter de créer des liens entre les personnes et leurs corps. Ces deux pratiques se répondent et se contaminent et ça devient un terrain d’observation et de réflexion très stimulant et cohérent pour moi. Maintenant, il est évident qu’à une échelle plus large, les difficultés croissantes que j’observe dans la communauté, dont la détresse qui en découle, mais aussi la perte indéniable de l’effervescence de la création québécoise, m’attristent profondément. À mon sens, une culture se bâtit sur la diversité des voix qui la compose. Aujourd’hui, un grand nombre de voix et de visions fortes, singulières, sont en voie de disparition. J’ai peur de voir émerger un écosystème où il ne reste plus que de gros poissons et des organismes qui savent mieux cocher les cases de plus en plus petites et restrictives que nous imposent les bailleurs de fonds.
À mon échelle, il est de plus en plus difficile d’exister dans les paramètres actuels, donc je cherche tranquillement d’autres façons. Bien sûr, je dois payer mon loyer et mon épicerie, d’où l’intérêt d’un autre job, mais peut-être qu’au final, je me dirige plus vers une pratique en amateur de la danse, en essayant d’inventer d’autres espaces et de contextes de partage avec un auditoire. Le but de mes réflexions, en tous les cas, est de protéger mon plaisir à travailler la matière danse et à la partager. Présentement nous évoluons dans un langage d’entrepreneur pour débattre de ces questions. Il n’est question que de chiffres, d’opportunités, de stratégies de développement, de rentabilité, de croissance… J’ai du mal à naviguer dans ces paramètres. Et à arrimer ma pratique de la danse à ces standards. Je m’intéresse plus au processus qu’au produit final, je suis lent, ça me prend trois ou quatre ans pour amener une recherche à un éventuel statut de production. C’est sûr que je ne m’y retrouve pas quand on me parle de productivité. Et je ne pense pas être le seul dans cette situation. L’émotion que je ressens quand je vois une œuvre de spectacle vivant qui me touche, et ce qui en reste après en moi, qui teinte ma façon de voir et d’interagir avec le monde, elle est inquantifiable. La vraie croissance, la vraie rentabilité, pour moi, elle est là. Dans les traces que laissent les voix et les propositions des artistes à l’intérieur de nous.
Le vent se lève de Manuel Roque est présenté à La Chapelle Scènes Contemporaines du 12 au 16 novembre 2024.
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