Critiques

Neige sur Abidjan : Sur le fil de la mémoire

© Valérie Remise

Depuis quelque temps, la filiation et la recherche identitaire sont des thèmes récurrents du théâtre, au Québec comme ailleurs. Près de chez nous, Incendies, La démagogie des dragons et La floraison des souvenirs – cette saison seulement – ont déjà posé les bases de l’édifice auquel Neige sur Abidjan vient ajouter son moellon sobre, compact et équarri tout en finesse. Cette collaboration du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui avec Orange Noyée, qui s’est donné pour mission de mettre de l’avant les parcours personnels, raconte le voyage initiatique d’un jeune homme québécois parti à la rencontre de son père en Côte-d’Ivoire.

Il y est question de temps et de silence, des formes que prend la famille, des lieux réels et imaginaires de l’entre-deux. On y aborde, surtout, le sujet de la mémoire, d’abord par l’entremise du griot, ce dépositaire de la biographie collective, mais aussi par celle des souvenirs d’enfance qui disparaissent ou refont surface selon les circonstances.

Le récit à la fois poétique et terre-à-terre de Iannicko N’Doua superpose plusieurs styles bien différents : l’oralité exubérante du conteur, les civilités des formules épistolaires, les considérations candides d’un jeune voyageur hors de sa zone de confort… La mise en scène épurée de Marc Beaupré lui rend justice en donnant de l’espace au texte, en permettant aux émotions fragiles de se développer patiemment dans l’exploration d’un lien filial difficile à cerner.

Iannicko N’Doua nous fait découvrir dans son sillage les souvenirs de son enfance, éléments visuels – photos et lettres – à l’appui, avant d’entrer de plain-pied dans le voyage qui l’a métamorphosé et pour lequel il joue son propre rôle, 15 ans plus tard. Après le débordement de paroles des jeunes années – correspondance fréquente, appels téléphoniques réguliers, conseils, admonitions, mots doux – on s’émeut d’entendre le silence que ce père fantasmé oppose aux nombreuses interrogations du jeune homme. Ce n’est une surprise pour personne lorsqu’éclate la colère du fils abandonné. Le choc du séjour sur son corps et son âme aura des répercussions de longue durée.

© Valérie Remise

Un tango des solitudes

Les personnages du griot et du père sont incarnés par Hamadoun Kassogué, un acteur et dramaturge malien qui pourrait sans doute voler la vedette à son comparse si ce n’était de la complicité remarquable qui s’établit entre les deux comédiens. Évoluant dans un décor ingénieux fait de panneaux-écrans, ils créent sur scène un véritable pas de deux, se mettant mutuellement en valeur par leurs contrastes, tant dans l’âge et la silhouette que dans la posture et le mouvement, mais aussi par la place que chacun laisse à la parole de l’autre. Kassogué passe d’un extrême à l’autre selon son rôle, se montrant tantôt expansif et volubile, tantôt renfermé et vulnérable, alors que N’Doua se maintient dans un milieu sobre, voire lapidaire, sa pudique sincérité relevée par moment d’un humour circonspect.

On comprend que cette situation d’entre-deux constitue justement l’un des éléments essentiels du personnage. Qu’il soit pris entre l’Amérique du Nord et l’Afrique, « entre deux fuseaux horaires », entre la cacophonie de la foule qui le bouscule et le mutisme de ce père fuyant, et même entre sa propre blessure et son empathie pour l’autre, le jeune homme doit toujours composer avec une dualité qui s’étend jusqu’à la frontière entre le réel et le surnaturel.

Dans la trame du spectacle sont cousus quelques fils d’or d’une magie effervescente qui fait naître le frisson. Soutenue par un usage adroit des projections, frôlant parfois l’illusion d’optique, elle est évoquée par des détails mystérieux ou inexplicables du récit, de confondantes anecdotes à saveur religieuse et des évocations de rituels et de formules sacrées. Mais cette alchimie repose principalement sur la recherche d’un équilibre entre deux fragilités qui s’opposent et se complètent à la fois. Ce sont de rares petits miracles qui émergent ainsi du quotidien – le lien qui se crée, ténu, dans un éclat de rire commun, dans le partage d’une gêne mutuelle ou dans l’expression d’une dignité tragique.

© Valérie Remise

Neige sur Abidjan

Texte : Iannicko N’Doua. Mise en scène : Marc Beaupré en collaboration avec Iannicko N’Doua. Assistance et régie : Julien Veronneau. Vidéo : Guillaume Vallée. Lumière : Julie Basse. Scénographie : Max-Otto Fauteux. Conception sonore : Frédéric Auger avec la contribution de Popimane. Costumes : Wendy Pires. Collaboration au mouvement : Frédérique Rodier et Zab Maboungou. Collaboration dramaturgique : Hamadoun Kassogué, Stéphane Martelly, Alice Ronfard et Mani Soleymanlou. Avec Hamadoun Kassogué et Iannicko N’Doua. Une coproduction d’Orange Noyée et du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 23 novembre 2024.