Critiques

Wahsipekuk : Au-delà des montagnes : Comment rejoindre l’horizon

© Vickie Grondin

D’emblée, l’espace scénique nous hypnotise. Une méditation collective débute, dont la qualité ne lâchera pas jusqu’à la fin. Une sculpture étrange, géante, comme un montage de vertèbres, de bois et d’os, est suspendue dans la pénombre. Voici que la fascinante artiste Ivanie Aubin-Malo entre dans l’espace et revêt un châle aux couleurs de la nation wolastoqiyik.

La performeuse nous regarde, nous sourit merveilleusement, invitante, aimable, chaleureuse. Un ciel étoilé scintille sur un écran géant. La noirceur favorise l’écoute de sons mystérieux et voilés, d’une composition musicale d’une grande beauté, dans cet espace rendu demesuré et se perdant dans un écho lointain.

La sculpture sera disloquée au sol, explorée telle une météorite par la danseuse et par son partenaire musicien. Julian Rice, maître d’un violon et de sons harmonieux, hante lui aussi cette nature cosmique. Huit douches de lumière tomberont des cintres, formant une « tente tremblante », dans laquelle la magicienne réalisera ses premières incantations et sa rencontre avec les géants.

On apprend alors que des géants carnivores protègent la nature, et qu’ils sont fâchés de l’état délabré de la planète. Les humains subissent une punition : s’entre-dévorer, pour que la Terre se reconstitue. Ce cycle de destruction et de régénération est en cours. La prêtresse nous initie alors à cet au-delà sacré, fait de trombes d’eau et de tonnerre, du grand Fleuve et des montagnes. Tout près de cette force, elle prend contact avec elle, en geste de réconciliation, peut-être pour amadouer ses attentes et tempérer ses prédictions. Ce faisant, elle devient elle-même une géante.

© Pierre Tran

Sac et ressac autochtone

Quand les premiers spectacles des artistes autochtones ont déferlé dans les programmations, on a été surpris·es. On s’est interrogé sur leur authenticité, leur sens, leur qualité artistique. Malgré le patronage des anciens des communautés autochtones, l’arrimage culturel à nos habitudes et à nos corpus avait des ratés. Y manquait-il la proximité d’un partage bienveillant, la main tendue, une grande Paix des Braves ?

Des rites, des chants, des danses, des contes, des images, des poèmes dans une langue inconnue, le wolastoqey, se succèdent ici avec précaution. C’est un véritable émoi que donne à vivre Au-delà des montagnes. Cette performance initiatique s’avère l’une des plus inclusives que j’ai vues, tant par la qualité de présence que par la recherche d’un monde puissant et secret : il attire la culture collective vers la magie propre du territoire.

On s’immerge dans une façon de croire et de sentir. De la région de l’Islet, dans le Bas-du-Fleuve, jusqu’au Nouveau-Brunswick, partagée par la Confédération Wabanaki, on découvre des bijoux culturels. Elle a son dictionnaire, celui d’Allan Tremblay. Elle associe le savoir d’une astrologue innue au symbolisme des constellations. La nature gronde. Et Ivanie danse, revêtue au final d’un splendide manteau cérémonial, en associant une large communauté – ici figurée par des participantes de la salle.

© Pierre Tran

Accords et rassemblements

Tout baigne dans une nuit presque noire. On entend des frôlements. On se sent dans la toile de l’Histoire et du grand paysage d’eau. Les rites, les cérémonials, les échanges avec les entités cosmiques nous impliquent soudain. La musique jouée sur scène offre un monde merveilleux en soi, douceur suave ou rythmes martelés. Le public partage, émerveillé, l’aventure nocturne d’un office remémoré, dévoilé aux « Happy Few » invités sur les talus fourrés.

Je reconnais nos pas sur les rives
Je reconnais notre chant sur le tronc des arbres
Je reconnais nos chemins de portages
Ils ont l’allure de la puissance de nos aïeux
J’ai rejoint notre territoire
Où je prends soin de mon rêve
De nous voir réunis

Au cœur du poème, Ivanie se transforme, devient chaman, initiée. Elle s’emballe dans ses tours, ses gestes gracieux ou imprévisibles. Au sol, elle se désarticule ou s’offre aux forces inconnues. Elle subit la destruction. Mais elle écoute les sons – Natasha Kanapé Fontaine nomme cela, en insu, « Nauetakuan, un silence pour un bruit » –, elle parle à la lune, elle rejoint le vent, les trombes de pluie, la colère des géants, et nous y sommes entraîné·es, nous sommes dedans.

Wahsipekuk : Au-delà des montagnes

Chorégraphie : Ivanie Aubin-Malo. Interprètes : Ivanie Aubin-Malo, Julian Rice. Scénographie : Julie-Christina Picher, Jean-Maxime St-Pierre, Ivanie Aubin-Malo. Aide à la mise en scène, co-initiatrice et co-chercheuse : Natasha Kanapé Fontaine. Traduction et coaching en langue wolastoqey : Allan Tremblay. Aide à la création : Solène Wagen. Conseillère à la dramaturgie : Marie-Eve Chabot Lortie. Direction technique, régie son et vidéo : Simon Riverin. Assistance aux éclairages : Maya Guy. Lumières : Tristan-Olivier Breiding. Régie lumières : Catherine Ste-Marie. Musique : Félix-Antoine Morin, Simon Riverin. Costumes : Thomasina Philips, Amélie Charbonneau, Ivanie AubinMalo. Conception vidéo : Mélanie O’bomsawin. Vidéaste Vickie Grondin. Montage : Alexe Lebel-Faille. Documentation et intégrateur vidéo : Olivier Arsenault. Conseillère à la création et à l’interprétation : Isabelle Poirier. Consultant en gréage : Marcus Gauthier. Assistante à la scénographie : Mayumi Ide-Bergeron. Direction de production : Solène Wagen. Une coproduction de l’Agora de la danse et de La Rotonde présentée à l’Agora de la danse jusqu’au 16 novembre 2024.