Critiques

De glace : Dans l’effroi glacial

© Jonathan Lorange

Dans un village nordique, à la saison des longues nuits, deux fillettes de onze ans se retrouvent liées par un coup de foudre d’amitié et par un obscur secret. Mais l’une d’elles disparaît, et l’autre la cherche, dehors et dedans, en action comme en rêve. L’eau du bain adapte au théâtre un roman du grand écrivain norvégien Tarjei Vesaas, Le Palais de glace, dans une mise en scène d’Anne-Marie Ouellet qui découpe un peu trop sévèrement ce texte d’une force implacable et d’une âpre poésie.

La singularité boréale du spectacle nous ramène à deux productions de la saison dernière : Dernière frontière, la création éclatée du Théâtre Everest, ou encore Dérive de nuit, le conte de Claire Legendre porté il y a moins d’un an par Système Kangourou et dans laquelle on pouvait voir, notamment, un immense glaçon suspendu au plafond fondre sur scène tout au long du spectacle. On pourrait conclure – bien que l’échantillon soit plutôt restreint – que les récits nordiques appellent des mises en scène excentriques et protéiformes. 

C’est bien le cas de ce spectacle, dans lequel le brouillard occupe les moindres interstices de l’espace scénique, s’immisçant jusque dans les poumons des spectateurs et spectatrices – un franchissement peu usité du quatrième mur. En complément à cette fumée blanche dont l’épaisseur estompe les formes et diffracte la lumière, De glace tient un propos constitué de silences touffus, de gestes hésitants et de dialogues souvent impénétrables au travers desquels on discerne, parfois avec difficulté, une intrigue puissante. Celle-ci est bien soutenue par les parts de mystère et de rêve que lui confère la mise en scène ainsi que par les interventions de la narratrice, mais mal desservie par la longueur de la pièce, qui bénéficierait de quelques encablures de plus pour laisser le temps au public de s’imprégner pleinement de ce qu’il perçoit. 

© Jonathan Lorange

De brume et de son

Le décor minimaliste et efficace, qui met de l’avant un ingénieux boisé mobile, fait entièrement l’économie de la structure de glace dont la présence maléfique trône au centre du récit. Conjugué aux éclairages évocateurs et imposants de Nancy Bussières, qui permettent de définir les contours des choses sans y pénétrer vraiment, il laisse justement à l’imagination du public – et au brouillard – le soin de combler les lacunes et de matérialiser l’indescriptible.

Dans ce spectacle qui se veut tout public (à partir de 8 ans), l’atmosphère relève pourtant davantage d’un tableau d’Edvard Munch que d’un conte pour tous. Car malgré sa forme onirique, il prend souvent des allures de conte d’horreur, avec des apparitions spectrales, une trame sonore digne de Shining et, surtout, un ton qui mêle aux dialogues d’enfants une impression de confusion et d’inquiétante étrangeté. Les thèmes dominants de la disparition et de la mort, exacerbés par la désorientation visuelle, provoquent un malaise aussi palpable que la brume qui nous entoure. Soulignons la justesse du ton en ce qui concerne l’intensité des sentiments préadolescents, mais aussi l’ambivalence que peut ressentir une fillette de 11 ans devant de prodigieux bouleversements intérieurs. 

La conception sonore de Thomas Sinou constitue un objet en soi. Car dans le cadre de cette mise en scène quelque peu alambiquée, chaque membre du public porte un casque d’écoute par lequel est diffusée une ambiance sonore raffinée, cris d’oiseaux, sons du vent et des intempéries, et surtout ces saisissants craquements de la glace qui se fait et se défait. 

Malgré la qualité de la scénographie, l’abondance de détails « expérientiels » (entrée insolite du public dans la salle, accessoires audio) cause une distraction qui entre en concurrence avec le rythme à la fois lent et chargé du spectacle, le texte dépouillé, l’importance cruciale de chaque détail de l’intrigue qui permet de faire sens. On peut néanmoins apprécier l’escalade de l’angoisse aux confins de la brume, et le cœur se serre d’un cran à l’autre jusqu’à la fin énigmatique de ce spectacle qui glace les sens.

© Jonathan Lorange

De glace

Texte : Tarjei Vesaas. Adaptation : Mélanie Dumont et Anne-Marie Ouellet. Mise en scène : Anne-Marie Ouellet. Traduction : Jean-Baptiste Coursaud. Scénographie et costumes : Karine Galarneau. Lumière : Nancy Bussières. Conception sonore : Thomas Sinou. Dramaturgie : Mélanie Dumont. Conception multimédia : Guillaume Saindon. Fabrication du décor : Atelier Ovation, Karine Galarneau et Charlie Loup S. Turcot. Avec Émilie Camiré-Pecek, Justine Fortin-Lacombe, Odile Gagné-Roy, Marie-Pier Lajoie, Guillaume Saindon. Une création de L’eau du bain en coproduction avec le Théâtre français du CNA, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 14 décembre 2024. En supplémentaire le 14 décembre à 14 h.