Wayne McGregor, directeur de la danse à la Biennale de Venise 2024 pour une quatrième année, affirmait cette année que l’essentiel de la danse incarne une intelligence du corps équivalente à celle de la poésie. Selon lui, cet art interroge ce qu’est un humain et ce que font les humains ensemble, au-delà de l’agrégat de leur nombre.
En 2023, la Biennale retenait Andrea Peña parmi six artistes de moins de trente-cinq ans – dont deux chorégraphes – pour créer une pièce collective. Dans ce contexte d’un événement international, qui leur permet de se croiser eux aussi, les artistes étaient invités à éclairer l’idée mystérieuse que la danse charrie la mémoire dans ce qui bouge. « We Humans », Nous les humains, ce fut le slogan de McGregor en 2024, comme si tout était d’un coup devant nos yeux.
Il suffisait donc de voir les propositions artistiques pour saisir l’essentiel. Quel serait l’apport de chacun·e ? Une évidence… propre à se jouer dans la vieille cité vénitienne, celle des masques et Bergamasques, au miroir des eaux, parmi ses flots de projets bâtisseurs et commerçants. C’était provocant. Alors Bogota s’imposa à la jeune chorégraphe en 2023. Les sensations non verbales montaient en flux de sa ville natale, Venise interpelant Bogota, et Bogota, Venise.
De l’espace
La scène du Théâtre rouge de l’Espace Wilder est noire, vaste, sans coulisses et encombrée de plus ou moins huit constructions ou amas de chantiers : de lourds sacs de ciment ou de farine, deux échafaudages, un grand rideau de plastique tombant des cintres, un entassement de haut-parleurs, un plateau à roulettes, quelque part sur le côté. Bogota vit l’inconscience d’un jeune pays émergeant dans le chaos.
Quand la danseuse Chi Long entre en scène, quasiment nue, parée de longues tresses fines, on a d’emblée, et jusqu’à la fin, sa forte prise sur le silence et sur le mystère de la vie dans un endroit inhospitalier. Bienvenue à Bogota, nous a avertis la chorégraphe Andrea Peña, dans une entrée en matière didactique sur la non-réconciliation coloniale. Les femmes domineront la pièce par leurs présences théâtralement singulières et physiquement individualisées.
Ça grouille, ça se tient ensemble, ça se soutient, hommes, femmes, couples, communauté nue, hirsute, déjantée. Une composition musicale à forte intensité, assez lourde, écrase ces destins fracassés ou sans issue. Que les individus rient à gorge déployée n’est jamais vraiment joyeux, l’anarchie virulente y étant plus animale, plus ancestrale, plus reculée dans les traces de permittivité qu’un carnaval festif. Pas de joie, bon enfant, pas de raison visible ni d’organisation viable ou sensée.
Les deux musiques et chants religieux, à la fin de la pièce, font une impression étrange, qui pousse à interroger l’incorporation des telles œuvres. Identitaire, voire patriotique par son caractère de punctum conclusif et terminal, cette présence ambiguë, – on songera aux hymnes détournés par Jimi Hendrix ou Serge Gainsbourg – affirme avec un certain décalage l’appartenance politique et culturelle. Étrange moment, après l’explosion de la diversité contrastante, comme s’il fallait revenir, après un long interlude, au ciment de cette société : sa religion, son conservatisme, le visage dominant de sa réalité ordinaire.
De l’origine
Que savons-nous de la Colombie, hormis les violences de ses coups d’État et de sa pègre ? Peña se questionne. D’où suis-je issue ? Qui sont ses gens ? Qu’ont-ils de commun avec les autres peuples ou qu’est-ce qui les soude, s’il est vrai, comme en disent ses écrivains, que c’est un peuple amnésique et sans passé ?
Peña y répond par la danse. Elle a en effet demandé à neuf interprètes de danser à fond leur sidération, leur mémoire, les accidents et les vérités sous-jacentes à la conscience du corps. Ils et elles trouvent au fond d’eux-mêmes des gestes, des attitudes, des expressions inouïes, indescriptibles, enfouies et ressuscitées. C’est un chaos indescriptible, une heure vingt de folie individuelle, nue et collective, sans rémission.
Dans l’énergie de Bogota, Peña dit la colonisation, les égarements, les retrouvailles, les folies singulières et les traumas, les exactions historiques, proches ou lointaines, qui causent le chaos de la modernité. De là, les projets toujours recommencés, les chantiers inachevés. L’irréversibilité des échecs humains domine.
Cause perdue, l’origine aussi. Pourtant, il y a un au-delà. Car ils sont beaux, ces corps d’énergie, habités par la transe, la course folle, la stupéfaction, l’agitation. Elles sont fascinantes, avec leurs tatouages, ces peaux de Blancs, de Noirs, de Jaunes, de Métisses; tous ces sangs bouillant des énigmes qui les remuent.
Ainsi, dans le fond du paysage urbain, en construction ou détruit, dans sa laideur et son gaspillage, dans son inachèvement entretenu, on voit ce qui est toujours là. Ce sont ces gens dont il faudrait s’occuper, qui nous regardent comme nous les voyons, et dont il faudrait se préoccuper urgemment.
Chorégraphie : Andrea Peña & Artists. Interprètes : Nicholas Bellefleur, Charlie Prince, Jo Laïny Trozzo-Mounet, Jean-Benoît Labrecque, Jontae McCrory, Erin O’loughlin, Francois Richard, Frédérique Rodier, Chi Long. Direction artistique : Andrea Peña. Dramaturgie : Angelique Willkie. Scénographie : Jonathan Saucier, Andrea Peña. Direction de répétition : Helen Simard. Direction technique : Conrad St-Gelais. Lumières : Hugo Dalphond. Direction sonore : Debbie Doe. Costumes : Jonathan Saucier, Polina Boltova. Visuels : Bobby Leon, Felixe Godbout-Delavaud, Antoine Ryan/Kevin Calero, Andrea Peña. Présenté à l’Agora de la danse du 11 au 14 décembre 2024.
Wayne McGregor, directeur de la danse à la Biennale de Venise 2024 pour une quatrième année, affirmait cette année que l’essentiel de la danse incarne une intelligence du corps équivalente à celle de la poésie. Selon lui, cet art interroge ce qu’est un humain et ce que font les humains ensemble, au-delà de l’agrégat de leur nombre.
En 2023, la Biennale retenait Andrea Peña parmi six artistes de moins de trente-cinq ans – dont deux chorégraphes – pour créer une pièce collective. Dans ce contexte d’un événement international, qui leur permet de se croiser eux aussi, les artistes étaient invités à éclairer l’idée mystérieuse que la danse charrie la mémoire dans ce qui bouge. « We Humans », Nous les humains, ce fut le slogan de McGregor en 2024, comme si tout était d’un coup devant nos yeux.
Il suffisait donc de voir les propositions artistiques pour saisir l’essentiel. Quel serait l’apport de chacun·e ? Une évidence… propre à se jouer dans la vieille cité vénitienne, celle des masques et Bergamasques, au miroir des eaux, parmi ses flots de projets bâtisseurs et commerçants. C’était provocant. Alors Bogota s’imposa à la jeune chorégraphe en 2023. Les sensations non verbales montaient en flux de sa ville natale, Venise interpelant Bogota, et Bogota, Venise.
De l’espace
La scène du Théâtre rouge de l’Espace Wilder est noire, vaste, sans coulisses et encombrée de plus ou moins huit constructions ou amas de chantiers : de lourds sacs de ciment ou de farine, deux échafaudages, un grand rideau de plastique tombant des cintres, un entassement de haut-parleurs, un plateau à roulettes, quelque part sur le côté. Bogota vit l’inconscience d’un jeune pays émergeant dans le chaos.
Quand la danseuse Chi Long entre en scène, quasiment nue, parée de longues tresses fines, on a d’emblée, et jusqu’à la fin, sa forte prise sur le silence et sur le mystère de la vie dans un endroit inhospitalier. Bienvenue à Bogota, nous a avertis la chorégraphe Andrea Peña, dans une entrée en matière didactique sur la non-réconciliation coloniale. Les femmes domineront la pièce par leurs présences théâtralement singulières et physiquement individualisées.
Ça grouille, ça se tient ensemble, ça se soutient, hommes, femmes, couples, communauté nue, hirsute, déjantée. Une composition musicale à forte intensité, assez lourde, écrase ces destins fracassés ou sans issue. Que les individus rient à gorge déployée n’est jamais vraiment joyeux, l’anarchie virulente y étant plus animale, plus ancestrale, plus reculée dans les traces de permittivité qu’un carnaval festif. Pas de joie, bon enfant, pas de raison visible ni d’organisation viable ou sensée.
Les deux musiques et chants religieux, à la fin de la pièce, font une impression étrange, qui pousse à interroger l’incorporation des telles œuvres. Identitaire, voire patriotique par son caractère de punctum conclusif et terminal, cette présence ambiguë, – on songera aux hymnes détournés par Jimi Hendrix ou Serge Gainsbourg – affirme avec un certain décalage l’appartenance politique et culturelle. Étrange moment, après l’explosion de la diversité contrastante, comme s’il fallait revenir, après un long interlude, au ciment de cette société : sa religion, son conservatisme, le visage dominant de sa réalité ordinaire.
De l’origine
Que savons-nous de la Colombie, hormis les violences de ses coups d’État et de sa pègre ? Peña se questionne. D’où suis-je issue ? Qui sont ses gens ? Qu’ont-ils de commun avec les autres peuples ou qu’est-ce qui les soude, s’il est vrai, comme en disent ses écrivains, que c’est un peuple amnésique et sans passé ?
Peña y répond par la danse. Elle a en effet demandé à neuf interprètes de danser à fond leur sidération, leur mémoire, les accidents et les vérités sous-jacentes à la conscience du corps. Ils et elles trouvent au fond d’eux-mêmes des gestes, des attitudes, des expressions inouïes, indescriptibles, enfouies et ressuscitées. C’est un chaos indescriptible, une heure vingt de folie individuelle, nue et collective, sans rémission.
Dans l’énergie de Bogota, Peña dit la colonisation, les égarements, les retrouvailles, les folies singulières et les traumas, les exactions historiques, proches ou lointaines, qui causent le chaos de la modernité. De là, les projets toujours recommencés, les chantiers inachevés. L’irréversibilité des échecs humains domine.
Cause perdue, l’origine aussi. Pourtant, il y a un au-delà. Car ils sont beaux, ces corps d’énergie, habités par la transe, la course folle, la stupéfaction, l’agitation. Elles sont fascinantes, avec leurs tatouages, ces peaux de Blancs, de Noirs, de Jaunes, de Métisses; tous ces sangs bouillant des énigmes qui les remuent.
Ainsi, dans le fond du paysage urbain, en construction ou détruit, dans sa laideur et son gaspillage, dans son inachèvement entretenu, on voit ce qui est toujours là. Ce sont ces gens dont il faudrait s’occuper, qui nous regardent comme nous les voyons, et dont il faudrait se préoccuper urgemment.
Bogota
Chorégraphie : Andrea Peña & Artists. Interprètes : Nicholas Bellefleur, Charlie Prince, Jo Laïny Trozzo-Mounet, Jean-Benoît Labrecque, Jontae McCrory, Erin O’loughlin, Francois Richard, Frédérique Rodier, Chi Long. Direction artistique : Andrea Peña. Dramaturgie : Angelique Willkie. Scénographie : Jonathan Saucier, Andrea Peña. Direction de répétition : Helen Simard. Direction technique : Conrad St-Gelais. Lumières : Hugo Dalphond. Direction sonore : Debbie Doe. Costumes : Jonathan Saucier, Polina Boltova. Visuels : Bobby Leon, Felixe Godbout-Delavaud, Antoine Ryan/Kevin Calero, Andrea Peña. Présenté à l’Agora de la danse du 11 au 14 décembre 2024.