Critiques

Pistes… : Rituel de communion, de mémoire et de résistance

© David Mendoza Hélaine

Alors qu’elle avait la commande d’un texte parlant du courage et devant être lu par elle, l’autrice prolifique et multiprimée Penda Diouf s’est souvenue d’une phrase qu’elle avait souvent entendue lors d’un voyage en solitaire en Namibie : « You are a brave woman » (tu es une femme courageuse). Cela a été le point de départ d’une autofiction mêlant trois pistes : souvenir de l’enfance française d’une petite fille noire se heurtant à un racisme ordinaire et commençant une pratique intensive d’athlétisme, récit du voyage en Namibie en tant que femme noire voyageant seule et découverte de l’histoire du génocide perpétré par la puissance coloniale allemande. Un récit de voyage coup de poing qui est à la fois une relecture de vie et une confrontation à sa propre culture, quand la petite histoire rencontre la Grande (et ici une histoire tragique, puisque l’on parle d’un des premiers génocides du XXe siècle) et se fait même parole universelle, tant l’entreprise de déshumanisation coloniale rejoint de nombreux conflits actuels.

C’est avec une belle maîtrise, une saine colère et beaucoup de délicatesse que la metteuse en scène Natalie Fontalvo aborde ce texte, qui s’inscrit dans le droit fil de ses intérêts pour faire entendre des paroles peu entendues, racisées (elle qui se présente comme femme immigrante latino-américaine et afrodescendante). Les textes de Diouf se font l’écho de voix féminines dans une approche décoloniale, ce qui rejoint pleinement celle de Fontalvo, qui ajoute également un sens du rituel et une pratique interdisciplinaire bienvenue : cela permet une proposition immersive, multisensorielle, sensible, qui nous conduit, en musique, en images, en mots au cœur de diverses souffrances.

© David Mendoza Hélaine

Les pleurs sans larmes des grains de sable

Lorsque le public entre dans la salle, il est invité à se tenir debout dans un espace restreint, bordé de quatre murs d’écrans en tissus ouvragés, sur lesquels sont projetées diverses images d’archives namibiennes. On aperçoit des instruments de musiques variés au sol, quelques objets artisanaux. Une jeune femme distribue des cailloux, vite perdue de vue dans la foule qui se rassemble. Au fur et à mesure que le public se serre, des chants se font entendre, mais aussi des cris, des ordres. Les images en noir et blanc ressemblent alors plus à des images de camps, vite recouvertes par des images en couleurs plus récentes. Puis un chant, puis une voix qui se déplace derrière les toiles et nous parle de plaie, de failles, de déchirures entre chair et tissu; métaphore couturière qui va conduire toute la représentation. Nous découvrons alors la jeune femme qui porte ce récit, accompagnée par une musicienne chanteuse, tandis que les toiles tombent au sol sur trois côtés et qu’autant de gradins sont dévoilés. Nous prenons place et les interprètes se présentent.

Debout au micro, la jeune femme commence à nous raconter son enfance, sa sensation de différence, sa découverte du blackface à cinq ans, lors d’un carnaval scolaire. Tout en évoquant ses débuts dans l’athlétisme, elle déroule des fils qu’elle accroche en divers points autour du plateau, dessinant vite une structure qui complique ses déplacements. Lorsqu’elle touche un fil, la musicienne tape sur son tambour, soupire. Elle se replace alors au point de départ et reprend sa narration, de plus en plus essoufflée. Ce choix de contrainte physique offre une belle lecture de la sensation de carcan que décrit la jeune fille, évoquant tant le sport que l’école. Cela est symptomatique de cette mise en scène qui fait image de peu d’éléments, mais des éléments puissants, suggestifs et qui surtout parie sur un langage multiple : arts textiles, artisanats, chants traditionnels (convoquant les diverses origines de l’équipe de création), musique, spatialisation sonore, vidéo, ombres. Ainsi lors de l’évocation des massacres des tribus Herero et Namas, un voile suspendu dessine comme une tente pour la jeune femme, qui se tient en ombre debout à l’intérieur, alors que le récit se fait glaçant, que les images vidéo de gros plans de peau ou de visage deviennent paysages abstraits, images mentales, que la musique et la voix chantée soufflent la voie du désert, ce désert de sable rouge, où aujourd’hui nul vestige ne témoigne de ces plus de 80 000 disparu∙es.

Il faut souligner l’amplitude et la précision de l’accompagnement musical de Flavia Nascimento et la force de l’interprétation de Carla Mezquita Honhon qui livre le texte avec fougue, suggérant aussi bien ce corps puissant, contraint de l’athlète que la femme namibienne qu’elle (re)devient au fur et à mesure de la représentation : elle qui arbore une tenue occidentale au début du spectacle change progressivement d’allure pour finir par porter des éléments de tissu wax, se dessiner des motifs d’argile ou dorés sur la peau, puis porter une poterie en équilibre sur sa tête. Elle tend au public diverses cordes avec lesquelles elle va se battre une dernière fois, avant que ce même public soit invité à venir autour d’un autel improvisé pour y déposer les petites pierres du début, infime souvenir de ces grains de sable qui sont autant de vies disparues.

© David Mendoza Hélaine

Pistes…

Texte : Penda Diouf. Mise en scène : Natalie Fontalvo. Collaboration artistique : Marie Tan. Scénographie : Sarah Toung Ondo. Éclairage : Ines Sirine Azaiez. Vidéo : Clarissa Rebouças. Environnement sonore : David Boily. Collaboration au mouvement : Rachel Amozigh. Direction de production : Auréliane Macé. Direction technique : Emile Beauchemin. Avec Caral Mezquita Honhon et Flavia Nascimento (performance musicale). Une production de Premier Acte, avec le Mois Multi et Natalie Fontalvo, présentée à Premier Acte jusqu’au 15 février 2025.