Dernier numéro JEU 193 ∙ MATÉRIAUX

Faire des choses avec les choses

© Jean-Michael Seminaro

Les arts vivants connaissent aujourd’hui de grandes transformations, dont l’une consiste en l’omniprésence des matériaux avec lesquels travaillent les créateurs et les créatrices. Œuvrant à la jonction du théâtre, de la danse et de la performance, « il leur importe beaucoup moins de faire faire des choses aux choses que de faire des choses avec elles¹ », décrit avec acuité la professeure de l’Université Lyon 2, Julie Sermon.

« Le changement de millénaire aura été fécond pour la pratique du théâtre et pour son étude² », peut-on lire dès la première page de l’ouvrage Théâtre et Nouveaux matérialismes. Cet essai, dirigé par Hervé Guay, Jean-Marc Larrue et Nicole Nolette, a servi de point de départ aux réflexions qui ont conduit à la réalisation de ce dossier. Parallèlement à sa publication, les saisons artistiques 2023-2024 et 2024-2025 confirmaient l’intuition que les scènes étaient en train de connaître de grands bouleversements. Que nous pensions à la création d’Odile Gamache Le Magasin, à celle de Sophie Cadieux, de Mélanie Demers et de Frannie Holder, Affaires intérieures, à la chorégraphie Floreus de Sébastien Provencher, présentée lors de la plus récente édition du Festival TransAmériques , ou encore à De glace de la compagnie L’Eau du bain ; toutes s’éloignent de l’ère textocentriste pour nous emmener vers d’autres horizons.

Nombreuses et nombreux sont les chercheuses et chercheurs qui s’intéressent à ces changements depuis les années 2000. De plus en plus d’artistes s’engagent, dès leurs processus de création, à développer de nouvelles approches et à imaginer d’autres espaces de « liberté », terme que l’on retrouve souvent dans les afformations de Dana Michel, de Chantal Boulianne, de Linda Brunelle, de Dominique Leclerc et d’Anne-Marie Ouellet. Ces créatrices, parmi plusieurs autres, décident volontairement « de se mettre en disposition ꟷ physique et mentale, spatiale et temporelle ꟷ de réévaluer leur poids, et partant, de revoir les équilibres, les forces et les mesures qui fondent notre rapport au monde³ ».

L’artiste Maude Arès parle d’une « rêverie de la proximité » pour définir son rapport aux matériaux. Son « amitié avec la matière » l’a fait voyager dans l’espace et dans le temps. Elle différencie ses gestes, ou activations, de la « performance » des matériaux. Pour les artistes dont il est question ici, il ne s’agit pas d’un concept ésotérique, mais bien d’une tentative sincère de comprendre l’objet dans ses plus infimes caractéristiques : de son idéation à sa fabrication, en restant attentifs et attentives à ses fonctions, son histoire, son usure. Entre le créateur ou la créatrice et les matériaux, tout devient alors question de sensations et d’interactions. Ces démarches évolutives donnent alors lieu à des spectacles où la performance et l’improvisation mènent souvent le bal.

Depuis plusieurs années, les questions environnementales et leurs conséquences, deviennent des sujets majeurs qui sont portés à la scène par les artistes. Bien plus que la création de manifestes scéniques, ces œuvres repensent et redéfinissent notre rapport au monde et aux choses. Nos sensibilités se trouvent alors déplacées et nos imaginaires en sont, parfois, bousculés. Les corps retrouvent une place centrale et avec eux, les matières renouvellent l’apparente frontière entre l’humain et le non-humain , le vivant et le non-vivant. La notion de personnage semble retourner en coulisses pour laisser sa place aux sons des choses, et la mise en scène est abordée depuis le concept de l’installation ou de l’expérience contemplative, voire immersive. Les arts se mélangent, empruntent l’un à l’autre et se métamorphosent peu à peu, tant et si bien qu’il deviendra sans doute difficile d’entrer dans les cases institutionnelles pour obtenir un financement, et que les critères finiront par être désuets.

Enzo Giacomazzi et Mario Cloutier


¹ Julie Sermon, « Faire spectacle de l’agentivité », dans Hervé Guay, Jean-Marc Larrue et Nicole Nolette (dir.), Théâtre et nouveaux matérialismes, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2023, p. 86.
² Hervé Guay, Jean-Marc Larrue et Nicole Nolette (dir.), Théâtre et Nouveaux matérialismes, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2023, p. 9.
³ Julie Sermon, « Faire spectacle de l’agentivité », p. 86.