Diplômée d’un baccalauréat en arts, du programme d’écriture de long métrage de l’INIS et d’une maîtrise en théâtre de l’UQAM, Coralie Lemieux-Sabourin se passionne pour l’écriture sous toutes ses formes. Corps ouverts est sa première pièce de théâtre.
Travaillant beaucoup en cinéma, la pièce est donc une première pour vous. En quoi était-il préférable que ce projet prenne le chemin du théâtre ?
En 2017, quand j’ai commencé ma maîtrise, on m’a souvent demandé pourquoi avoir choisi le théâtre pour ce projet. Au sein du programme, j’ai fait la rencontre décisive de Marie-Christine Lesage qui allait devenir ma directrice et la dramaturge de Corps ouverts. Je lui ai fait part de mon hésitation à poursuivre ma carrière uniquement en cinéma et, lorsque je lui ai parlé de mon projet de recherche inspiré par ma greffe de foie, elle m’a assuré que je tenais un sujet précieux. Qui plus est, le théâtre me manquait beaucoup. Je savais que, contrairement au cinéma, j’allais pouvoir m’autoriser beaucoup plus de liberté et de poésie tout en ayant moins de moyens. Il m’est devenu évident que la scène théâtrale s’avérait le meilleur moyen d’atteindre mon objectif : rejoindre l’autre en lui racontant mon histoire directement et le faire réfléchir sur notre système de santé – plus spécifiquement sur les prélèvements et les dons d’organes.
Ayant un rapport étroit avec le sujet, je tenais aussi à être en présence avec l’auditoire, à vibrer avec lui et lui adresser mes questionnements et pistes de réflexion sans la distance créée par l’écran. Les questions éthiques, identitaires et philosophiques que pose la transplantation d’organes sont des enjeux d’ordre social et politique et doivent, à mon sens, être entendus et débattus. J’ai également fait la rencontre lumineuse d’Andrea Ubal Rodriguez, une praticienne et professeure chilienne qui donne un cours sur les théâtres du réel. Elle m’a fortement encouragée à poursuivre dans la voie de ce courant théâtral et m’a proposé de faire la mise en place de « Partition pour corps ouverts », mon mémoire-création en 2020.
Les retours très encourageants du public et du milieu médical m’ont encouragé à proposer le projet à Philippe Cyr et d’en réécrire une nouvelle version. Ensuite, ce qui relie ma pratique en cinéma et en théâtre, c’est l’écriture. Au niveau formel, la pièce prend la forme d’une partition scénique de plusieurs tableaux. L’écriture de la pièce a été construite en suivant une variation de tonalités allant du grotesque au témoignage en passant par la satire et le drame. Cet élément essentiel de la pièce permet de dédramatiser le sujet, de rire de certaines situations pour en accentuer la critique, tout en donnant plus d’impact aux scènes dramatiques.
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Corps ouverts © photo par Jodi Heartz et Alex Blouin, design par Principal
La transplantation d’organes est un sujet peu abordé en général en arts. Qu’est-ce qu’il vous a permis d’explorer parmi les enjeux médicaux et politiques ?
La transplantation d’organes offre un potentiel incroyable de réflexions philosophiques. Elle implique physiquement et psychiquement l’ablation d’une partie de son être et l’intrusion de l’autre. Comment accepter l’autre en soi ? D’un point de vue relationnel, indépendamment d’une greffe, comment s’ouvrir sans se perdre? Quand j’ai appris de Transplant Québec que je portais le foie d’un homme de 51 ans, j’ai été d’autant plus troublée comme femme lesbienne. Cette nouvelle est venue jouer dans des souvenirs troublants et m’a permis de créer le personnage de Marcel, mon donneur imaginé. En plus de me remettre en question, Marcel me permet d’explorer le rejet d’organe et de son acceptation, la mémoire cellulaire et la mort à travers une amitié surprenante où conflits et réparations s’entremêlent. Mes lectures, qui ont inspiré nombre de réflexions, ont littéralement engendré l’écriture de la partition. Je me suis nourrie principalement des essais de trois auteurs et autrices, dont La Chair à vif, de la leçon d’anatomie aux greffes d’organes (2008) de David Le Breton, Claire Boileau et de Jean-Luc Nancy, ainsi que Philippe Ariès et Louis-Vincent Thomas, puisque la transplantation d’organes est indissociable de notre rapport à la mort.
Il s’agit d’un sujet très intime, est-ce que votre pratique documentaire a aidé pour creuser ces enjeux personnels, voire existentiels ?
Je dirais que c’est surtout ma pratique en écriture (poésie, prose et écriture dramatique) qui m’a permis de fouiller mes entrailles, ainsi que les nombreuses années de thérapies probablement ! J’entrevois ce projet comme la dissection de ma personne aussi, je ne mets pas en scène uniquement la greffe, mais aussi mes fragilités mentales. J’aime aller dans ces zones de grandes tempêtes et la greffe m’a fait toucher à tellement de peurs et de limites – corporelles et mentales – que l’expérience ouvre à de nombreuses questions existentielles.
Dans mon processus d’écriture, j’ai commencé à mettre en contexte la pratique actuelle de la médecine et à m’aventurer dans ses racines, à naviguer dans son côté rationnel et fragmenté afin d’approfondir mes questionnements et de mieux comprendre la source de mes nombreuses consternations. J’ai donc creusé et tenté d’établir des liens autour d’un système dit de « santé » devenu au cours des siècles un système de maladies cherchant à diagnostiquer et combattre plutôt qu’à prévenir, et qui envisage souvent le corps de façon mécanique. Nous sommes encore dans cette idéologie cartésienne du corps-machine et la médecine continue à opérer cette fragmentation, notamment en divisant ses différentes spécialités en départements. Bien que de nombreux efforts soient faits pour qu’elle soit plus holistique, elle demeure déshumanisante à bien des égards, même si je suis reconnaissante des soins que j’ai reçus. Qui plus est, elle est aussi perçue comme étant aliénante pour bien des professionnel∙les de la santé puisqu’elle n’est pas épargnée du capitaliste ultraperformant.
Mes recherches théoriques m’ont également permis de prendre un peu de recul sur mon histoire pour parler d’enjeux qui me dépassent largement. Que sait-on de nos sensations et de notre psyché après la mort ? Pour la personne greffée, la frontière identitaire est-elle physique et/ou mentale et apporte-t-elle une nouvelle définition de l’être humain ? À quel moment et dans quel contexte sociohistorique, s’est-on autorisé.es à fouiller nos corps jusque-là sacrés, et jusqu’où notre médecine est-elle prête à aller pour repousser la mort devenue taboue ? Je pose beaucoup de questions dans la pièce, je suggère, mais n’apporte aucune réponse, car je souhaite surtout que l’auditoire puisse entamer sa propre réflexion.
Enfin, l’intime est politique, je ne suis pas la première ni la dernière à le dire ! J’ai subi de nombreuses chirurgies que j’ai vécues comme des intrusions souvent violentes parce que tout allait extrêmement vite au cours du processus de diagnostic, que je manquais d’informations et que je me sentais rarement écoutée. De nombreux médecins ont été maladroits et paternalistes. Le processus créatif de Corps ouverts a été particulièrement intense et riche en émotions.
Contrairement à ce qu’on pense, le documentaire est peut-être une forme plus subjective que la fiction. Dans la pièce, est-ce que vos opinions émergent ?
J’aime beaucoup cette question ! On croit à tort que le documentaire est plus objectif que la fiction, mais il reste une interprétation du réel et une interprétation ne peut qu’être subjective. Les choix de mise en scène, les cadrages en cinéma, le montage : rien n’est objectif à mon sens. Et je réfléchis justement beaucoup dans ma pratique artistique aux différentes façons de mettre en scène le réel, au théâtre comme au cinéma. Le réel s’invente en permanence et je tente, par le biais de mes créations, de représenter tout au plus ma vision de ce réel. En cela, je considère que fiction et réalité ne sont pas des formes à dissocier aussi férocement qu’on le fait dans l’univers artistique, car elles empruntent souvent l’une à l’autre et se superposent même parfois.
Pour moi, travailler avec le réel c’est accepter d’être vulnérable quand on témoigne de son histoire. On m’avait si souvent prévenu par le passé – surtout dans mes études en scénarisation pour la fiction – de l’importance de se détacher de soi pour créer un personnage fictif à part entière, comme si la transposition d’une expérience personnelle était dangereuse. Plonger dans ses émotions et se laisser être vulnérable, c’est prendre le risque d’être vu tel qu’on est et, oui, de recevoir la critique directement sans l’intermédiaire d’un personnage.
Mais de toute façon, peu importe le genre choisi pour s’exprimer, on parle inévitablement de soi et de son expérience du monde. Je ne suis pas de celles qui croient qu’on peut dissocier l’œuvre de son auteur ou autrice. En théâtre comme au cinéma, il me semble qu’on a encore tendance à opposer le documentaire, disons classique à la fiction afin de préciser qu’il se penche sur « des faits », ce qui me paraît nébuleux. Même capté sur le vif, un « fait » demeure la vision d’une personne à un temps donné, et de ce fait n’a de valeur que celle qu’on lui donne. Dans ma pratique, je précise que les informations à caractère documentaire que j’utilise dans mes créations n’ont pas de valeurs dites objectives et ne servent pas à prouver quoi que ce soit, mais simplement à donner plus de dimensions à la création. Corps ouverts mélange à la fois le théâtre du réel, la fiction et l’autofiction. J’aime particulièrement cette dernière puisqu’elle me permet justement de mettre mes émotions et mes positions de l’avant. Quant à la fiction, elle permet de transcender la réalité brute, celle du quotidien trop souvent aliénant pour dire autre chose.
Comme artiste touche-à-tout, vous voyez ce qui se passe en arts vivants en ce moment. Comment le sous-financement vous affecte-t-il ?
Corps ouverts a été soutenu par les Conseils des arts, mais j’ai travaillé mes demandes de subventions tout l’hiver et le printemps dernier à temps plein. Je me suis mis beaucoup de pression puisque j’ai la chance de faire partie de la programmation du Prospero pour une première expérience professionnelle en théâtre. J’avais très peur de devoir retirer ma pièce par manque de subventions. Les cachets aux collaborateurs et collaboratrices suivent les normes de l’industrie, mais j’aurais aimé proposer plus. Nous avons également créé, avec Amélie Labrosse, une campagne de sociofinancement sur La Ruche afin de boucler notre budget et de bénéficier d’un peu de sous pour les différentes conceptions.
Nous avons beau dire que les contraintes poussent à la créativité, ce n’est pas évident de composer avec si peu d’argent. D’un point de vue personnel, que ce soit pour mes projets en cinéma (documentaire et fiction confondus) ou celui-ci, je demande toujours le minimum pour vivre et je n’y arrive pas financièrement. Corps ouverts est un projet tellement prenant que je ne peux pas me permettre de travailler sur d’autres contrats en même temps. Je porte d’ailleurs plusieurs chapeaux pour y arriver financièrement. Les subventions, selon mon expérience à travers divers projets, me permettent de développer une œuvre artistique, mais jamais d’en vivre. Et dès que les contrats se multiplient pour des besoins de subsistances, il devient difficile de mettre de l’énergie sur les projets subventionnés. Je suis donc très solidaire avec le milieu et je dénonce ardemment ces coupures. Je suis toujours estomaquée de constater le manque d’investissement du gouvernement en culture, alors qu’on sait qu’il est un pôle de transformation et de réflexion sociales.
Corps ouverts est présentée au Théâtre Prospero du 25 février au 15 mars 2025.
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Diplômée d’un baccalauréat en arts, du programme d’écriture de long métrage de l’INIS et d’une maîtrise en théâtre de l’UQAM, Coralie Lemieux-Sabourin se passionne pour l’écriture sous toutes ses formes. Corps ouverts est sa première pièce de théâtre.
Travaillant beaucoup en cinéma, la pièce est donc une première pour vous. En quoi était-il préférable que ce projet prenne le chemin du théâtre ?
En 2017, quand j’ai commencé ma maîtrise, on m’a souvent demandé pourquoi avoir choisi le théâtre pour ce projet. Au sein du programme, j’ai fait la rencontre décisive de Marie-Christine Lesage qui allait devenir ma directrice et la dramaturge de Corps ouverts. Je lui ai fait part de mon hésitation à poursuivre ma carrière uniquement en cinéma et, lorsque je lui ai parlé de mon projet de recherche inspiré par ma greffe de foie, elle m’a assuré que je tenais un sujet précieux. Qui plus est, le théâtre me manquait beaucoup. Je savais que, contrairement au cinéma, j’allais pouvoir m’autoriser beaucoup plus de liberté et de poésie tout en ayant moins de moyens. Il m’est devenu évident que la scène théâtrale s’avérait le meilleur moyen d’atteindre mon objectif : rejoindre l’autre en lui racontant mon histoire directement et le faire réfléchir sur notre système de santé – plus spécifiquement sur les prélèvements et les dons d’organes.
Ayant un rapport étroit avec le sujet, je tenais aussi à être en présence avec l’auditoire, à vibrer avec lui et lui adresser mes questionnements et pistes de réflexion sans la distance créée par l’écran. Les questions éthiques, identitaires et philosophiques que pose la transplantation d’organes sont des enjeux d’ordre social et politique et doivent, à mon sens, être entendus et débattus. J’ai également fait la rencontre lumineuse d’Andrea Ubal Rodriguez, une praticienne et professeure chilienne qui donne un cours sur les théâtres du réel. Elle m’a fortement encouragée à poursuivre dans la voie de ce courant théâtral et m’a proposé de faire la mise en place de « Partition pour corps ouverts », mon mémoire-création en 2020.
Les retours très encourageants du public et du milieu médical m’ont encouragé à proposer le projet à Philippe Cyr et d’en réécrire une nouvelle version. Ensuite, ce qui relie ma pratique en cinéma et en théâtre, c’est l’écriture. Au niveau formel, la pièce prend la forme d’une partition scénique de plusieurs tableaux. L’écriture de la pièce a été construite en suivant une variation de tonalités allant du grotesque au témoignage en passant par la satire et le drame. Cet élément essentiel de la pièce permet de dédramatiser le sujet, de rire de certaines situations pour en accentuer la critique, tout en donnant plus d’impact aux scènes dramatiques.
Corps ouverts © photo par Jodi Heartz et Alex Blouin, design par Principal
La transplantation d’organes est un sujet peu abordé en général en arts. Qu’est-ce qu’il vous a permis d’explorer parmi les enjeux médicaux et politiques ?
La transplantation d’organes offre un potentiel incroyable de réflexions philosophiques. Elle implique physiquement et psychiquement l’ablation d’une partie de son être et l’intrusion de l’autre. Comment accepter l’autre en soi ? D’un point de vue relationnel, indépendamment d’une greffe, comment s’ouvrir sans se perdre? Quand j’ai appris de Transplant Québec que je portais le foie d’un homme de 51 ans, j’ai été d’autant plus troublée comme femme lesbienne. Cette nouvelle est venue jouer dans des souvenirs troublants et m’a permis de créer le personnage de Marcel, mon donneur imaginé. En plus de me remettre en question, Marcel me permet d’explorer le rejet d’organe et de son acceptation, la mémoire cellulaire et la mort à travers une amitié surprenante où conflits et réparations s’entremêlent. Mes lectures, qui ont inspiré nombre de réflexions, ont littéralement engendré l’écriture de la partition. Je me suis nourrie principalement des essais de trois auteurs et autrices, dont La Chair à vif, de la leçon d’anatomie aux greffes d’organes (2008) de David Le Breton, Claire Boileau et de Jean-Luc Nancy, ainsi que Philippe Ariès et Louis-Vincent Thomas, puisque la transplantation d’organes est indissociable de notre rapport à la mort.
Il s’agit d’un sujet très intime, est-ce que votre pratique documentaire a aidé pour creuser ces enjeux personnels, voire existentiels ?
Je dirais que c’est surtout ma pratique en écriture (poésie, prose et écriture dramatique) qui m’a permis de fouiller mes entrailles, ainsi que les nombreuses années de thérapies probablement ! J’entrevois ce projet comme la dissection de ma personne aussi, je ne mets pas en scène uniquement la greffe, mais aussi mes fragilités mentales. J’aime aller dans ces zones de grandes tempêtes et la greffe m’a fait toucher à tellement de peurs et de limites – corporelles et mentales – que l’expérience ouvre à de nombreuses questions existentielles.
Dans mon processus d’écriture, j’ai commencé à mettre en contexte la pratique actuelle de la médecine et à m’aventurer dans ses racines, à naviguer dans son côté rationnel et fragmenté afin d’approfondir mes questionnements et de mieux comprendre la source de mes nombreuses consternations. J’ai donc creusé et tenté d’établir des liens autour d’un système dit de « santé » devenu au cours des siècles un système de maladies cherchant à diagnostiquer et combattre plutôt qu’à prévenir, et qui envisage souvent le corps de façon mécanique. Nous sommes encore dans cette idéologie cartésienne du corps-machine et la médecine continue à opérer cette fragmentation, notamment en divisant ses différentes spécialités en départements. Bien que de nombreux efforts soient faits pour qu’elle soit plus holistique, elle demeure déshumanisante à bien des égards, même si je suis reconnaissante des soins que j’ai reçus. Qui plus est, elle est aussi perçue comme étant aliénante pour bien des professionnel∙les de la santé puisqu’elle n’est pas épargnée du capitaliste ultraperformant.
Mes recherches théoriques m’ont également permis de prendre un peu de recul sur mon histoire pour parler d’enjeux qui me dépassent largement. Que sait-on de nos sensations et de notre psyché après la mort ? Pour la personne greffée, la frontière identitaire est-elle physique et/ou mentale et apporte-t-elle une nouvelle définition de l’être humain ? À quel moment et dans quel contexte sociohistorique, s’est-on autorisé.es à fouiller nos corps jusque-là sacrés, et jusqu’où notre médecine est-elle prête à aller pour repousser la mort devenue taboue ? Je pose beaucoup de questions dans la pièce, je suggère, mais n’apporte aucune réponse, car je souhaite surtout que l’auditoire puisse entamer sa propre réflexion.
Enfin, l’intime est politique, je ne suis pas la première ni la dernière à le dire ! J’ai subi de nombreuses chirurgies que j’ai vécues comme des intrusions souvent violentes parce que tout allait extrêmement vite au cours du processus de diagnostic, que je manquais d’informations et que je me sentais rarement écoutée. De nombreux médecins ont été maladroits et paternalistes. Le processus créatif de Corps ouverts a été particulièrement intense et riche en émotions.
Contrairement à ce qu’on pense, le documentaire est peut-être une forme plus subjective que la fiction. Dans la pièce, est-ce que vos opinions émergent ?
J’aime beaucoup cette question ! On croit à tort que le documentaire est plus objectif que la fiction, mais il reste une interprétation du réel et une interprétation ne peut qu’être subjective. Les choix de mise en scène, les cadrages en cinéma, le montage : rien n’est objectif à mon sens. Et je réfléchis justement beaucoup dans ma pratique artistique aux différentes façons de mettre en scène le réel, au théâtre comme au cinéma. Le réel s’invente en permanence et je tente, par le biais de mes créations, de représenter tout au plus ma vision de ce réel. En cela, je considère que fiction et réalité ne sont pas des formes à dissocier aussi férocement qu’on le fait dans l’univers artistique, car elles empruntent souvent l’une à l’autre et se superposent même parfois.
Pour moi, travailler avec le réel c’est accepter d’être vulnérable quand on témoigne de son histoire. On m’avait si souvent prévenu par le passé – surtout dans mes études en scénarisation pour la fiction – de l’importance de se détacher de soi pour créer un personnage fictif à part entière, comme si la transposition d’une expérience personnelle était dangereuse. Plonger dans ses émotions et se laisser être vulnérable, c’est prendre le risque d’être vu tel qu’on est et, oui, de recevoir la critique directement sans l’intermédiaire d’un personnage.
Mais de toute façon, peu importe le genre choisi pour s’exprimer, on parle inévitablement de soi et de son expérience du monde. Je ne suis pas de celles qui croient qu’on peut dissocier l’œuvre de son auteur ou autrice. En théâtre comme au cinéma, il me semble qu’on a encore tendance à opposer le documentaire, disons classique à la fiction afin de préciser qu’il se penche sur « des faits », ce qui me paraît nébuleux. Même capté sur le vif, un « fait » demeure la vision d’une personne à un temps donné, et de ce fait n’a de valeur que celle qu’on lui donne. Dans ma pratique, je précise que les informations à caractère documentaire que j’utilise dans mes créations n’ont pas de valeurs dites objectives et ne servent pas à prouver quoi que ce soit, mais simplement à donner plus de dimensions à la création. Corps ouverts mélange à la fois le théâtre du réel, la fiction et l’autofiction. J’aime particulièrement cette dernière puisqu’elle me permet justement de mettre mes émotions et mes positions de l’avant. Quant à la fiction, elle permet de transcender la réalité brute, celle du quotidien trop souvent aliénant pour dire autre chose.
Comme artiste touche-à-tout, vous voyez ce qui se passe en arts vivants en ce moment. Comment le sous-financement vous affecte-t-il ?
Corps ouverts a été soutenu par les Conseils des arts, mais j’ai travaillé mes demandes de subventions tout l’hiver et le printemps dernier à temps plein. Je me suis mis beaucoup de pression puisque j’ai la chance de faire partie de la programmation du Prospero pour une première expérience professionnelle en théâtre. J’avais très peur de devoir retirer ma pièce par manque de subventions. Les cachets aux collaborateurs et collaboratrices suivent les normes de l’industrie, mais j’aurais aimé proposer plus. Nous avons également créé, avec Amélie Labrosse, une campagne de sociofinancement sur La Ruche afin de boucler notre budget et de bénéficier d’un peu de sous pour les différentes conceptions.
Nous avons beau dire que les contraintes poussent à la créativité, ce n’est pas évident de composer avec si peu d’argent. D’un point de vue personnel, que ce soit pour mes projets en cinéma (documentaire et fiction confondus) ou celui-ci, je demande toujours le minimum pour vivre et je n’y arrive pas financièrement. Corps ouverts est un projet tellement prenant que je ne peux pas me permettre de travailler sur d’autres contrats en même temps. Je porte d’ailleurs plusieurs chapeaux pour y arriver financièrement. Les subventions, selon mon expérience à travers divers projets, me permettent de développer une œuvre artistique, mais jamais d’en vivre. Et dès que les contrats se multiplient pour des besoins de subsistances, il devient difficile de mettre de l’énergie sur les projets subventionnés. Je suis donc très solidaire avec le milieu et je dénonce ardemment ces coupures. Je suis toujours estomaquée de constater le manque d’investissement du gouvernement en culture, alors qu’on sait qu’il est un pôle de transformation et de réflexion sociales.
Corps ouverts est présentée au Théâtre Prospero du 25 février au 15 mars 2025.
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