Critiques

Silent Legacy : Sur les épaules du Krump

© Laurent Philippe

Interprètes aux personnalités singulières, Adeline Kerry Cruz et Siaska Chareyre sont des pionnières du mouvement qui s’expriment et questionnent le legs de la culture. La pièce Silent Legacy, chorégraphie en deux actes signée Maud Le Pladec, est le fruit d’un travail de complémentarité.

La scène du Studio Azrieli du Centre national des Arts est entièrement dépouillée pour accueillir la présence saisissante d’Adeline Kerry Cruz, jeune prodige montréalaise du Krump. Du haut de ses onze ans, elle investit l’espace avec une intensité remarquable, exprimant par son langage corporel une puissance à la fois instinctive et émotive. L’expression de son art, saccadée et viscérale, se déploie sur une trame sonore électrisante signée par l’artiste électro française Chloé Thévénin, avec comme seul support un éclairage qui la suit dans ses tribulations.

Avec la vulnérabilité et l’authenticité de l’enfance, Adeline incarne pleinement l’identité et l’intensité du krump. Cette Montréalaise poursuit son ascension fulgurante, ayant déjà marqué les esprits et touché les cœurs de la planète entière, lors du spectacle d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris et du Festival d’Avignon. Le parcours d’Adeline Kerry Cruz est aussi déconcertant qu’il est porteur de sens. L’impact de sa prestation est immédiat et puissant : elle impose sa présence, exige d’être regardée et écoutée non comme une enfant, mais comme une artiste pleinement consciente de son art et de son engagement. Sa danse, à la fois rapide, énergique, intuitive et viscérale, raconte une histoire de filiation et d’affirmation dans un monde en perpétuelle mutation.

L’expression artistique se fait comme une plongée dans un univers émotif riche, captivant, et bouleversant. Pour le public, cela suscite une réflexion profonde sur la place que nous accordons réellement aux enfants et à leur monde intérieur. Trop souvent cantonnés à des attentes de candeur, de docilité et de conformisme, ils doivent répondre aux projections que la société leur impose.

Adeline Kerry Cruz s’approprie une danse qui a émergé bien avant sa naissance, un art de la rue née dans les quartiers défavorisés de Los Angeles, et la fait sienne avec une authenticité renversante. Elle incarne à la fois l’héritage et l’avenir, le passage de flambeau et le potentiel infini du Krump. Face à DR Maddripp, figure tutélaire et maître incontesté de cette discipline, elle s’affirme avec une puissance déconcertante. Lorsqu’elle grimpe sur ses épaules, ce n’est pas seulement un geste chorégraphique, mais un symbole : celui de l’ascension, du soutien et de la transmission. Sa danse, brute et saccadée, transcende la violence pour devenir une affirmation d’existence.

Cette danse résonne comme le legs silencieux d’un monde dématérialisé, sur les cendres encore fumantes des incendies qui ont marqué Los Angeles, berceau du krump.

© César Vayssié

Destins croisés

Cette pièce, créée par la chorégraphe Maud Le Pladec et présentée au Festival d’Avignon en 2022, juxtapose différents styles avec une intention d’exploration et de confrontation. Le Krump et la danse contemporaine se côtoient sans jamais se fondre, préservant leurs singularités tout en dialoguant. Après la performance habitée d’Adeline Kerry Cruz, c’est au tour de la danseuse Siaska Chareyre d’investir la scène. Longiligne et féline, elle se déploie avec une agilité et une grâce qui interrogent, à leur manière, les limites des genres et des conventions. Elle aussi revendique son droit au contre-emploi et à l’exploration d’un langage chorégraphique qui transcende les attentes. Le contraste avec la première partie est aussi intense que rempli de sens.

« Les genres sont une façon de garder les gens à leur place », déclarait récemment Beyoncé, alors honorée pour sa contribution à la musique country. Cette affirmation résonne fortement dans Silent Legacy, qui met en lumière l’importance de la liberté d’expression et de la réinvention des codes artistiques.

Dans cette proposition audacieuse, la danse devient un espace d’expérimentation où l’on interroge les filiations, les transmissions et les possibles. Une invitation à voir, à écouter et à repenser notre rapport aux corps, aux identités et aux histoires qu’ils portent.

© César Vayssié

Silent Legacy

Conception, direction artistique et chorégraphie : Maud Le Pladec, Jr Maddripp. Solo : Adeline Kerry Cruz Maud Le Pladec et Jr Maddripp. Solo : Siaska Chareyre Maud Le Pladec, Audrey Merilus. Assistant à la chorégraphie : Régis Badel. Musique composée, arrangée, interprétée et produite : Chloé Thévenin. Travail vocal : Dalila Khatir. Assistant à la dramaturgie musicale : Pere Jou. Interprètes : Adeline Kerry Cruz et Siaska Chareyre + invité. Conception et création costumes Christelle Kocher — KOCHÉ. Assistante costumes : Marion Régnier. Création lumières et scénographie : Éric Soyer. Régie générale : Mélissandre Halbert. Régie lumières : Nicolas Marc. Régie son : Vincent Le Meur. Production du Centre Chorégraphique National d’Orléans. Présenté à la Cinquième Salle de la Place des Arts jusqu’au 1er mars 2025.