Critiques

Ces regards amoureux de garçons altérés : L’amour au temps du chemsex

© Maxim Paré Fortin

Le monologue de Gabriel Szabo, sur la scène de la salle intime du Prospero, est un voyage difficile dans les pensées d’un personnage si proche de la réalité que l’identification peut se révéler cathartique, mais aussi douloureuse. Le titre lyrique de l’œuvre, Ces regards amoureux de garçons altérés, indique de manière programmatique la direction que le récit empruntera.

Cette autofiction d’Éric Noël, mise en scène par Philippe Cyr, codirecteur du théâtre, décrit les aventures d’un personnage-narrateur dans un sauna pour hommes gais, dans lequel il enchaîne les émois sexuels et les drogues pendant 60 heures d’affilée, alors qu’il se remet de la fin d’une relation d’un an. À travers les différentes péripéties, racontées avec force détails, sans pudeur, et dans une langue crue, il décrit une sorte de passage à travers un purgatoire personnel et auto-infligé dans lequel beaucoup se reconnaîtront.

Le va-et-vient des souvenirs est conté au public sur une scène au plafond fortement abaissé, de sorte que l’acteur ne peut jamais s’y tenir debout. Assis, couché ou à quatre pattes, étendant sur lui la flaque de lubrifiant versée négligemment au centre de l’aire de jeu, le jeune homme est vêtu d’un maillot de lutteur, un habit qui souligne chaque creux, chaque angle de son corps. Cet espace étriqué où il évolue, on n’a d’autre choix que de le comparer à un cercueil dans lequel une personne, enterrée vivante, se débattrait, à deux doigts de l’asphyxie.

© Maxim Paré Fortin

Pris à son propre piège

Cette exiguïté, on la ressent spatialement. La scène est une fente lumineuse prise entre deux blocs noirs imposants. S’agit-il de cette fameuse faille, présente partout, dont parlait Léonard Cohen ? Celle qui permet à la lumière d’entrer ? S’agit-il plutôt du trou de la serrure par lequel on accède aux pensées les plus cachées du personnage ? Mais cette exiguïté, qui représente bien les différents espaces du sauna (les couloirs labyrinthiques, la minuscule chambrette), symbolise aussi l’état d’esprit du protagoniste, pris au piège de ses obsessions. Celui-ci s’abandonne entièrement à ce que l’on veut bien faire de lui, puisque son corps, d’après sa propre expérience, ne lui appartient pas.

Après les coups et blessures, les conflits intérieurs, la perte de repères, le départ d’un être cher, l’oubli de soi, la psychose, l’inconscience et les viols, consentis ou non, certain·es pourraient se demander comment il se fait que cet homme est encore en vie. Le protagoniste semble le premier surpris.

Pour d’autres, il s’agit d’une réalité bien connue. Celle-ci est vécue par de nombreux membres de la communauté 2SLGBTQIA+ (surtout), pour qui, et pour toutes sortes de raisons, la sexualité s’éloigne d’un rapport intime entre personnes consentantes pour devenir une discipline quasi sportive, le chemsex. Partenaires déshumanisés et consommation massive de drogues : GHB, crystal meth (la fameuse Tina), kétamine, poppers, etc.

Pour interpréter ce déballement, tantôt introspectif, tantôt frénétique, Szabo use de tout l’éventail de son riche bagage d’acteur. Sa voix passe de la délicatesse de l’introspection à la bestialité du manque. En vrai caméléon, il exprime avec la plus grande justesse, et les émotions à fleur de peau, les envolées et les gouffres de l’addiction ; aux drogues, certes, mais aussi au plaisir, à l’intensité des sensations, et finalement à autrui, qu’il s’agisse du contact de la peau, de l’interpénétration des membres, ou encore de la présence d’un individu en particulier.

Car, malgré tous les détours que veut donner le protagoniste à ses pensées, c’est un deuil qu’il vit, c’est une perte ; celle de l’homme qui lui aurait, peut-être, qui sait ?, permis d’aimer.

Voilà une pièce dont les échos hanteront longtemps l’auteur de cette critique.

Ces regards amoureux de garçons altérés

Texte : Éric Noël. Mise en scène : Philippe Cyr. Lumière : Vincent de Repentigny. Musique : Vincent Legault. Scénographie et costumes : Philippe Cyr. Assistance aux costumes : Anne-Sophie Gaudet. Assistance à la mise en scène et régie : Félix-Antoine Gauthier. Sonorisation : Jules Potier. Direction technique : Michel St-Amand. Assistance à la direction technique : Philippe Alessandro Saucier. Direction de production : Alec Arsenault et Catherine Comeau. Avec Gabriel Szabo. Une production du Théâtre Prospero présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 3 mai 2025.