Critiques

Chronologies : Le silence et la parole

© Valérie Remise

Poignant comme une oraison funèbre, gracieux comme des voiles de grand deuil, fort comme la vie qui jaillit malgré la mort, Chronologies est un coup au plexus solaire qui distille sa beauté dans un cri.

La pièce de Stephie Mazunya est aux antipodes de S’enjailler, sa joyeuse création de la saison dernière, mais demeure tout aussi provocatrice. Entre réquisitoire social et récit de voyage, son titre même nargue le public, prisonnier d’une narration dont il tentera longtemps de saisir la temporalité.

La mise en scène belle et sensible de Stéphanie Jasmin, codirectrice d’UBU compagnie de création, mise sur la lenteur du mouvement et de l’action pour soutenir le poids des dialogues, qui exigent l’attention du public. On suit le récit de deux femmes : une jeune Québécoise d’origine burundaise, Muco, dans son quotidien montréalais et au fil d’un voyage dans son pays d’origine, puis, de l’autre côté de la scène et en alternance, un personnage énigmatique, Esther, qui livre un douloureux monologue d’abord insaisissable. Puis la narration implose, et tout bascule.

Ce qui frappe d’emblée dans cette création, c’est que, tout comme dans S’enjailler, il s’agit d’une jeune dramaturge Noire qui donne la parole aux femmes noires. Et elles la saisissent au bond – pour conter et décrire, pour se confier et s’expliquer, pour implorer et hurler, pour revendiquer. Pour dire.

Banalités, cette prise et ce don de parole, à une époque où tout quidam muni d’un accès Internet peut s’exprimer à tout bout de champ ? Que nenni. Comme le fait remarquer Muco, « si j’étais Camus, Joyce ou Kafka, je pourrais être un écrivain international ». Mais Frantz Fanon n’aura jamais été qu’un écrivain Noir. Et quant aux écrivain·es africain·es, « cela n’existe pas »…

Bien que ce ne soit pas l’essentiel du propos, on ne saurait passer sous silence le racisme ordinaire et systémique dont les personnages font les frais et qu’ils dénoncent résolument, pas plus que le colonialisme européen jamais oublié, dont le venin affleure encore et toujours dans la misère, l’exploitation et les conflits armés qui accablent ces personnes ordinaires.

© Valérie Remise

L’écriture du silence

Après avoir remplacé au pied levé Isabelle Kabano, Parfaite Moussouanga offre une performance éblouissante en figure maternelle à la fois indignée, catastrophée et rongée par une culpabilité à laquelle elle refuse néanmoins de céder complètement. Elle incarne une pasionaria qui défend bec et ongles son droit d’exister en dehors de la maternité et de la conjugalité. Sans déborder dans l’émotion, ce personnage cathartique permet de donner une voix au trauma prisonnier du silence.

Chronologies aborde, également, le pouvoir et les limites de l’autofiction, un thème très efficacement incarné dans la mise en scène. L’espace scénique, découpé en deux tableaux d’une symétrie qui met en valeur l’intensité de chaque monologue, est surmonté d’un écran de la même largeur, lui aussi divisé en deux parties. La présentation de scènes de rue ou de marché, de paysages qui y défilent en boucle, à gauche, complémente et met en contexte le jeu relativement statique des deux protagonistes en lui prêtant toute la saveur sensorielle des souvenirs de voyage. Sur l’écran de droite, un cadrage serré de la protagoniste permet des retours dans le temps et des jeux d’identité entre Kaneza et Muco, l’écrivaine et son avatar.

Chronologies fait inévitablement penser au roman Jacaranda de Gaël Faye, lauréat du Renaudot 2024, et avant tout au personnage d’une mère férocement muette sur son passé et son traumatisme. On pourrait aussi le comparer au Neige sur Abidjan de Iannicko N’Doua, présenté il y a à peine quelques mois sur cette même scène.

Mais le parallèle s’arrête au récit commun d’un retour aux sources. Car Stephie Mazunya nous entraîne dans une fable tarabiscotée dont nous tentons d’élucider le sens caché ; elle nous égare le long d’un chemin de plus en plus épineux et obscur puis nous en tire d’un coup, et nous laisse ciller, les yeux pleins d’eau, dans la lumière crue de la vérité.

Chronologies

Texte : Stephie Mazunya. Mise en scène : Stéphanie Jasmin assistée de Martin Émond. Scénographie et vidéo : Stéphanie Jasmin. Lumière : Marc Parent. Musique : Philippe Brault. Costumes, maquillages et coiffures : Ange Blédja Kouassi. Spatialisation sonore : François Thibault. Montage et intégration vidéo : Pierre Laniel. Avec Stephie Mazunya et Parfaite Moussouanga. Une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et d’UBU compagnie de création, présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 3 mai 2025.