À l’origine de ce dossier, une constatation : la grande présence des adaptations (de romans, de films et même de bandes dessinées ou d’essais) et des réécritures (transformations ou retraductions d’œuvres antérieures) dans les saisons théâtrales récentes à Montréal et à Québec. Et la prochaine semble suivre la même tendance. Les causes de cet engouement sont certainement multiples, tant pragmatiques qu’artistiques et créatives.
À l’heure où les théâtres peinent à joindre les deux bouts1, et cela, malgré des succès avérés, profiter de la notoriété d’une œuvre littéraire ou cinématographique pour attirer de nouveaux publics et fidéliser les anciens est plutôt compréhensible, et même logique. Par ailleurs, les frontières entre les genres et les modes d’expression sont devenues poreuses depuis belle lurette, favorisant les passages d’un média à un autre. Enfin, le désir de s’approprier et de faire écho à une œuvre inspirante permet aux artistes de « dialoguer avec elle et reconnaître la place, mouvante, changeante, subjective, qu’elle occupe en soi », comme l’écrit si bien Evelyne de la Chenelière dans son texte contributif au dossier, « La création est une attraction ».
Cependant, ce sont moins les raisons justifiant la place occupée par ces adaptations dans la programmation théâtrale qui ont servi de socle à l’élaboration de ce dossier que la manière dont elles auscultent le présent, liant mémoire et création. Ainsi s’est imposé son titre, « Figures du palimpseste », entendu comme les formes multiples que peuvent prendre toutes les œuvres de transposition : adaptation, traduction, réécriture, tradaptation.
Le palimpseste est un manuscrit dont on a gratté un texte pour l’effacer et en écrire un autre à la place, mais qui laisse souvent transparaître les traces du premier. Métaphoriquement, Gérard Genette, théoricien de la littérature disparu en 2018, a repris le terme pour construire un catalogue des « œuvres dérivées des œuvres antérieures par transformation ou imitation » dans Palimpsestes, La littérature au second degré (Seuil, 1982).
D’une certaine façon, on peut dire que le théâtre occidental, depuis ses origines, procède du palimpseste et de la transposition. Eschyle, Sophocle ou Euripide ont puisé le sujet de leurs tragédies dans les récits mythologiques grecs, bien sûr, en les transformant pour les centrer sur une action restreinte et un enjeu moral questionnant la place de la responsabilité humaine dans les destinées communes. La scène élisabéthaine et le théâtre classique français ont réutilisé, revisité, réinventé l’héritage gréco-romain qui, encore aujourd’hui, se réécrit. Lors de la dernière saison montréalaise, on a vu deux fois Iphigénie ressuscitée, dans les mots de Tiago Rodrigues, au Théâtre Denise-Pelletier, et dans ceux de Gary Owen pour Iphigénie à Pointe-aux, tradaptée par Alice Tixidre, au Prospero. Ainsi s’échafaude l’édifice de notre imaginaire collectif.
Le palimpseste renvoie à la superposition des textes. Toute traduction est interprétation et ajoute une version nouvelle au texte original, permettant à un auditoire d’entendre dans sa langue une histoire qui se passe ailleurs. La maturité de notre dramaturgie nationale a favorisé l’émergence d’une traduction des textes étrangers dans une langue québécoise assumée, jouant de tous ses registres. Au jeu du truchement, comme on appelait jadis les traducteurs, il reste à entendre de nouvelles langues – anciennes dans les faits – sur nos scènes, comme l’innu-aimun qu’a livrée Kukum.
Mais le palimpseste suppose aussi d’écrire par-dessus, de recouvrir une part du texte. Parfois pour dénoncer ou contester ; parfois pour proposer une lecture oblique, nouvelle, des récits qui construisent notre humanité. Depuis plusieurs années, des autrices écrivent, réécrivent et adaptent des pièces en éclairant autrement les figures féminines, celles de l’Histoire comme celles du répertoire théâtral ou de mythes plus ou moins anciens, celui de Lolita, par exemple. De Wollstonecraft, création de Sarah Berthiaume, au futur Quichotte, de Rébecca Déraspe, se logent nombre de ces palimpsestes qui font reculer la misogynie et l’invisibilité des femmes.
Pour ce dossier de Jeu, nous avons laissé se développer de multiples variations sur le thème du palimpseste, de l’empreinte des arts et de la culture dans divers champs du spectacle vivant, de la performance ou des pièces dont l’écriture scénique l’emporte sur le texte. Et de la danse contemporaine, qui reprend et transforme les classiques du ballet ou réinterprète des chorégraphies marquantes. Cependant, en filigrane, toujours se pose la place de l’invention spontanée dans le processus de création ou de recréation. Les artistes ne sont pas le fruit d’une génération spontanée et ne vivent pas en vase clos. À l’heure de l’IA, l’image du génie solitaire est particulièrement mise à mal et nécessite sans doute de définir ce qu’est l’acte de créer.
Somme toute, la question réside dans cette merveilleuse tension entre mémoire et création, entre familier et inédit, connu et nouveau. Sans doute aussi, de façon plus pragmatique, dans l’équilibre à maintenir, quant à leur place dans les théâtres, entre des œuvres nouvelles, des textes de répertoire et les adaptations/tradaptations de textes existants. La saison annoncée de 2025-2026 laisse encore une large part à ces dernières. Est-elle trop grande ? Canalise-t-elle trop l’énergie des artistes qui s’y attèlent ? Autant de questions que nous n’avons pas traitées, mais qui le mériteraient. À suivre ?
Anne-Marie Cousineau et Marie Labrecque
1 La série d’articles « Scènes sans sous », signée par Catherine Lalonde dans Le Devoir en mai 2025 en témoignait éloquemment.
À l’origine de ce dossier, une constatation : la grande présence des adaptations (de romans, de films et même de bandes dessinées ou d’essais) et des réécritures (transformations ou retraductions d’œuvres antérieures) dans les saisons théâtrales récentes à Montréal et à Québec. Et la prochaine semble suivre la même tendance. Les causes de cet engouement sont certainement multiples, tant pragmatiques qu’artistiques et créatives.
À l’heure où les théâtres peinent à joindre les deux bouts1, et cela, malgré des succès avérés, profiter de la notoriété d’une œuvre littéraire ou cinématographique pour attirer de nouveaux publics et fidéliser les anciens est plutôt compréhensible, et même logique. Par ailleurs, les frontières entre les genres et les modes d’expression sont devenues poreuses depuis belle lurette, favorisant les passages d’un média à un autre. Enfin, le désir de s’approprier et de faire écho à une œuvre inspirante permet aux artistes de « dialoguer avec elle et reconnaître la place, mouvante, changeante, subjective, qu’elle occupe en soi », comme l’écrit si bien Evelyne de la Chenelière dans son texte contributif au dossier, « La création est une attraction ».
Cependant, ce sont moins les raisons justifiant la place occupée par ces adaptations dans la programmation théâtrale qui ont servi de socle à l’élaboration de ce dossier que la manière dont elles auscultent le présent, liant mémoire et création. Ainsi s’est imposé son titre, « Figures du palimpseste », entendu comme les formes multiples que peuvent prendre toutes les œuvres de transposition : adaptation, traduction, réécriture, tradaptation.
Le palimpseste est un manuscrit dont on a gratté un texte pour l’effacer et en écrire un autre à la place, mais qui laisse souvent transparaître les traces du premier. Métaphoriquement, Gérard Genette, théoricien de la littérature disparu en 2018, a repris le terme pour construire un catalogue des « œuvres dérivées des œuvres antérieures par transformation ou imitation » dans Palimpsestes, La littérature au second degré (Seuil, 1982).
D’une certaine façon, on peut dire que le théâtre occidental, depuis ses origines, procède du palimpseste et de la transposition. Eschyle, Sophocle ou Euripide ont puisé le sujet de leurs tragédies dans les récits mythologiques grecs, bien sûr, en les transformant pour les centrer sur une action restreinte et un enjeu moral questionnant la place de la responsabilité humaine dans les destinées communes. La scène élisabéthaine et le théâtre classique français ont réutilisé, revisité, réinventé l’héritage gréco-romain qui, encore aujourd’hui, se réécrit. Lors de la dernière saison montréalaise, on a vu deux fois Iphigénie ressuscitée, dans les mots de Tiago Rodrigues, au Théâtre Denise-Pelletier, et dans ceux de Gary Owen pour Iphigénie à Pointe-aux, tradaptée par Alice Tixidre, au Prospero. Ainsi s’échafaude l’édifice de notre imaginaire collectif.
Le palimpseste renvoie à la superposition des textes. Toute traduction est interprétation et ajoute une version nouvelle au texte original, permettant à un auditoire d’entendre dans sa langue une histoire qui se passe ailleurs. La maturité de notre dramaturgie nationale a favorisé l’émergence d’une traduction des textes étrangers dans une langue québécoise assumée, jouant de tous ses registres. Au jeu du truchement, comme on appelait jadis les traducteurs, il reste à entendre de nouvelles langues – anciennes dans les faits – sur nos scènes, comme l’innu-aimun qu’a livrée Kukum.
Mais le palimpseste suppose aussi d’écrire par-dessus, de recouvrir une part du texte. Parfois pour dénoncer ou contester ; parfois pour proposer une lecture oblique, nouvelle, des récits qui construisent notre humanité. Depuis plusieurs années, des autrices écrivent, réécrivent et adaptent des pièces en éclairant autrement les figures féminines, celles de l’Histoire comme celles du répertoire théâtral ou de mythes plus ou moins anciens, celui de Lolita, par exemple. De Wollstonecraft, création de Sarah Berthiaume, au futur Quichotte, de Rébecca Déraspe, se logent nombre de ces palimpsestes qui font reculer la misogynie et l’invisibilité des femmes.
Pour ce dossier de Jeu, nous avons laissé se développer de multiples variations sur le thème du palimpseste, de l’empreinte des arts et de la culture dans divers champs du spectacle vivant, de la performance ou des pièces dont l’écriture scénique l’emporte sur le texte. Et de la danse contemporaine, qui reprend et transforme les classiques du ballet ou réinterprète des chorégraphies marquantes. Cependant, en filigrane, toujours se pose la place de l’invention spontanée dans le processus de création ou de recréation. Les artistes ne sont pas le fruit d’une génération spontanée et ne vivent pas en vase clos. À l’heure de l’IA, l’image du génie solitaire est particulièrement mise à mal et nécessite sans doute de définir ce qu’est l’acte de créer.
Somme toute, la question réside dans cette merveilleuse tension entre mémoire et création, entre familier et inédit, connu et nouveau. Sans doute aussi, de façon plus pragmatique, dans l’équilibre à maintenir, quant à leur place dans les théâtres, entre des œuvres nouvelles, des textes de répertoire et les adaptations/tradaptations de textes existants. La saison annoncée de 2025-2026 laisse encore une large part à ces dernières. Est-elle trop grande ? Canalise-t-elle trop l’énergie des artistes qui s’y attèlent ? Autant de questions que nous n’avons pas traitées, mais qui le mériteraient. À suivre ?
Anne-Marie Cousineau et Marie Labrecque
1 La série d’articles « Scènes sans sous », signée par Catherine Lalonde dans Le Devoir en mai 2025 en témoignait éloquemment.