Dernier numéro JEU 195 ∙ Figures du palimpseste

On est rendus là… Résistons !

© Yves Renaud

Ça ne devrait pas être à moi d’écrire cet éditorial. Mais la vie étant ce qu’elle est, le monde actuel plus pernicieux que jamais, j’ai senti l’urgente nécessité de reprendre du service momentanément pour assurer la continuité de parution de la revue, à titre de rédacteur en chef par intérim. Le milieu théâtral, l’écosystème entier du spectacle vivant, connaît une période d’incertitude, qui semble refléter celle ressentie par l’ensemble des démocrates de la planète. Les nouveaux diktats de super puissants guerriers milliardaires obnubilés par leurs propres intérêts ne font qu’exacerber encore davantage nos inquiétudes, en menaçant tout ce qui se veut progressiste, humaniste, bienveillant, tolérant, accueillant. Les ignares ont lancé une grande offensive contre l’art et le savoir.

« On est rendus là », triste constat, cette assertion à la mode était un peu devenue l’expression de la lassitude de notre vaillant rédacteur en chef, Mario Cloutier, qui l’utilisait avec ironie, un badinage de bon aloi en ces temps horribles. Cher Mario, l’ensemble de l’équipe de rédaction de Jeu te rend hommage et te manifeste sa solidarité appelant ton retour à la barre. On le dit peu, mais dans notre milieu fragilisé, plusieurs artistes et autres pigistes de la culture ploient sous le poids des tâches qui se multiplient, des conditions de travail qui se dégradent, des exigences toujours plus contraignantes et de la lourde responsabilité de pérenniser des organismes tenus à bout de bras depuis parfois des décennies. L’épuisement professionnel est une réalité, hélas, trop souvent passée sous silence.

On a beaucoup parlé d’argent, ces derniers mois, en lien avec les revendications des créatrices et créateurs, qui ont en partie obtenu réponse à leurs demandes. Merci, Monsieur le Ministre. Mais, comme nous l’affirmions lors du lancement de Jeu 194, « nous savons qu’il faudra sans doute faire encore plus de bruit demain1 ». L’argent ne règle pas tout, bien sûr. Pourtant, quand on entend des interprètes de renom nous répéter au creux de l’oreille que les répétitions n’étant pas toujours payées, il faut bien donner de son temps si on veut continuer à travailler ; quand des directions artistiques coupent court aux projets, faute de budgets conséquents, et n’arrivent plus à réunir les équipes nécessaires au bon fonctionnement de leurs institutions, une partie de la main-d’œuvre s’étant évaporée, il y a de quoi s’interroger. Quel avenir nous prépare-t-on ?

La revue de théâtre Jeu, qui célébrera son 50e anniversaire en 2026, ne fait pas exception à la règle et, si elle tient toujours, malgré des rémunérations n’étant pas à la hauteur du dévouement des personnes qui y œuvrent, c’est grâce à la passion indéfectible et à la détermination de celles et de ceux qui la font. C’est cette passion qui a encore une fois guidé les coresponsables, Anne-Marie Cousineau et Marie Labrecque, ainsi que les collaboratrices et collaborateurs du dossier « Figures du palimpseste », que nous vous offrons aujourd’hui. Plongée dans les méandres de la relecture, de la réécriture, de la réinvention, de l’adaptation, de la traduction d’œuvres du passé, certes, mais aussi d’ouvrages non destinés à la scène, qui s’y déploient désormais, sous diverses formes.

Le palimpseste, ce beau mot, se révèle ici dans ses nombreuses couches de signification et de renouveau, en théâtre comme en danse, et, qui l’eût cru, jusque dans nos liens avec l’intelligence artificielle… L’autrice et comédienne Evelyne de la Chenelière (en couverture de ce numéro 195) s’est elle-même prêtée à la réflexion sur son travail d’écriture empruntant à d’autres imaginaires, et nous fait la fleur d’un inédit. Précieux témoignage. Hors dossier, des discours alarmés, depuis l’Europe, sur le cours des choses qui nous affectent déjà, et des exemples d’expérimentations artistiques d’ici et d’ailleurs misant sur l’empathie et l’inclusion, qui nous sont si nécessaires, retiendront votre attention. On est rendus là, entrons en résistance.


1 Extrait du texte « Secousses et bifurcations », d’Enzo Giacomazzi, lu par les membres de la rédaction de Jeu, lors du lancement du 23 mai 2025, au Quartier général du Festival TransAmériques.