Critiques

Faon : Poétique de la proie

© Eric Jean

Faon inaugure la nouvelle saison d’un Théâtre Denise-Pelletier endeuillé. La présence de Claude Poissant, son directeur artistique décédé en juin dernier, est palpable dans l’esprit — et la programmation — de cette « maison orpheline de lui », comme le souligne Marie-Christine Lê-Huu dans son touchant texte d’ouverture.

La dramaturge primée s’associe à Eric Jean, directeur artistique de la compagnie Les 2 Mondes, dans la conception de ce spectacle bref et frappant qui prend aux tripes. Les deux acolytes proposent en ce tout début de rentrée culturelle un conte d’une grande actualité, dont l’étrangeté esthétique instille malaise et inquiétude jusqu’à la toute fin.

Au cœur d’une nuit à la temporalité incertaine, une femme aux abois rencontre une femme des bois. De part et d’autre de ce face-à-face, on assiste à la fuite sans issue d’une proie devant un prédateur, une fuite qui dure des décennies, propulsée par un instinct de survie plus fort que tout au monde. Dans ce récit à cheval sur deux époques, on voit aussi se développer les blessures physiques et psychiques qui découlent de la violence conjugale et se distillent dans les liens familiaux.

Plus tard, David, chanteur et performeur dans la trentaine, se remémore plusieurs situations incongrues dans lesquelles il s’est retrouvé, enfant, seul avec sa mère. Sans contexte pour donner du sens à ces souvenirs marqués par l’anxiété et le secret, il tente de reconstruire les événements qui ont mené à la disparition de cette femme véritablement insaisissable. Le public reçoit peu à peu des éléments d’information au fil de cette curieuse enquête qui joue avec les codes du film noir et du récit d’horreur. D’autres personnages, dont l’identité se précisera au fil de l’histoire, viennent apporter de l’eau au moulin en levant des voiles et des masques successifs.

© Eric Jean

Blessures et fragilités

Dès le début, la conception sonore de Viviane Audet et d’Eric Jean crée, avec les éclairages de Cédric Delorme-Bouchard et la scénographie de Pierre-Étienne Locas, une atmosphère sinistre autour de cet espace scénique dans lequel des divisions, telles des cages de verre, et la menaçante porte centrale installent une dimension claustrophobique. La statue monochrome représentant l’enfant qu’on habille, déplace et manipule, si elle constitue par ailleurs un dispositif assez curieux, souligne la paralysie et l’impuissance ressenties par le jeune David complètement assujetti aux actions des adultes. Le décor lisse et sobre fait ressortir des images d’une grande force évocatrice : les manteaux de fourrure, le gâteau d’anniversaire et la toute-puissante petite voiture rouge de l’enfant, posée telle une bombe au milieu du couloir.

On appréciera particulièrement la subtilité avec laquelle les choses les plus indicibles sont justement exprimées sans être nommées, en particulier la brutalité terrifiante de l’homme par qui le malheur arrive, jamais réellement nommée ni montrée frontalement. Ceux et celle qui ont côtoyé le personnage le tracent en silhouette et vivent sous son ombre longue. Les souvenirs sont évoqués de façon nébuleuse, peut-être en rêve. La narration chorale présente quelques ratés, non dans la chronologie qui demeure précise mais dans la continuité du suspense, parfois dilué par la volonté de garder le mystère sur trop d’aspects à la fois.

Les quatre interprètes, à la présence scénique très différente mais complémentaire, livrent de solides prestations à travers des changements de rythme marqués. Soulignons la performance de Gabriel Favreau dans des intermèdes musicaux qui sont autant de moments de beauté, ainsi que la présence magnétique et le jeu maîtrisé de Sasha Samar en figure tourmentée de l’abandon.

Dans ce spectacle beau et intense, l’esthétique et la musique de David Bowie s’harmonisent de façon inattendue avec l’histoire de Bambi, mêlant la grâce androgyne de l’un et la fragilité juvénile de l’autre, le tout enrobé d’une contextualisation sociale qui n’est pas sans rappeler les Fables de La Fontaine. En trame de fond, affleure une réflexion poétique sur la nature même de la proie, sur la vulnérabilité du faible qui cède la place à la profonde endurance du désespoir, ainsi que sur les métamorphoses que peut subir la relation du prédateur avec l’objet de sa brutalité.

© Yanick Macdonald

Faon

Idée originale et mise en scène : Eric Jean. Texte : Marie-Christine Lê-Huu. Assistance à la mise en scène : Thomas Lapointe. Régie : Guy Fortin. Scénographie et accessoires : Pierre-Étienne Locas. Costumes : Marie-Audrey Jacques. Lumière : Cédric Delorme-Bouchard. Musique originale : Viviane Audet. Conception sonore : Viviane Audet et Eric Jean. Vidéo : Julien Blais. Coiffures et maquillages : Justine Denoncourt-Bélanger. Collaboration au mouvement : Danielle Lecourtois. Direction technique : Juliette Papineau-Holdrinet. Avec Gabriel Favreau, Agathe Lanctôt, Marie-Ève Perron et Sasha Samar. Une production de Les 2 Mondes présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 13 septembre 2025.