Critiques

Ấm : J’ai deux amours…

© Yves Renaud

Comme Josephine Baker, Ành, la protagoniste féminine d’Ấm, aime son pays… et Jacques. Pour l’écrivaine québécoise d’origine vietnamienne, incarnation légèrement romancée de Kim Thúy, ce sont son couple et son histoire passionnée avec le Québec qui constituent les deux pôles affectifs de sa vie. Mis en scène par Lorraine Pintal, ce fruit d’une collaboration entre deux grandes pointures de la littérature et du théâtre québécois illustre ce double attachement aux temporalités changeantes.

Dans sa toute première pièce, Kim Thúy reprend certains des thèmes qu’elle a déjà abordés dans ses romans, dont Ru, paru en 2009, qui racontait l’implantation d’une famille vietnamienne au Québec au moment de l’arrivée des boat people, ainsi que l’évolution au sein de sa société d’accueil de la fillette qui deviendrait écrivaine. Ấm reprend le fil de l’autofiction à l’âge adulte, donnant à voir la genèse puis les péripéties ordinaires du couple formé d’Ành et de Jacques. Entre eux deux, Noé, un garçon atypique, touchant, qui représente à la fois le fardeau et la grâce de la vie quotidienne.

Car il est en fait question de bien plus qu’un amour. Romantiques, maternelles, filiales, nationales, les affections de l’écrivaine se déclinent dans le couple, la maternité, la famille, le pays d’adoption, et suscitent des réflexions sur d’autres notions aux multiples visages : la liberté, l’ambition, la vieillesse… et surtout la relation tumultueuse entre personnes immigrantes et société d’accueil.

Plusieurs œuvres, théâtrales et autres, ont abordé dernièrement les thèmes de l’appartenance, du choc des identités, à partir de la perspective immigrante, souvent de deuxième génération. Ấm ajoute à ce corpus l’angle de la génération précédente, celle d’une personne qui a vécu le traumatisme de la traversée et du camp de réfugiés, l’arrivée en terra incognita… 

Que son amoureux « blanc, cisgenre » ne puisse saisir les nuances de son expérience à elle, Ành en est persuadée et ne se prive pas de le rappeler à Jacques à intervalles réguliers, ce qui cause des remous dans le couple. Comment en effet pourrait-il concevoir ce que ressent une femme racisée ayant fui son pays d’origine, le tourment de l’exil, l’angoisse de l’intégration, mais aussi le coup de foudre pour ceux et celles qui l’ont accueillie  Peut-il s’imaginer la trahison qu’elle ressent dans sa chair lorsque des postures politiques anti-immigration viennent empoisonner le climat social, dénaturant sa relation avec « son Québec » ?

© Yves Renaud

En couple dans l’arche de Noé

Le décor de Pierre-Étienne Locas compose, avec les beaux éclairages de Martin Sirois, un espace tout en grandes surfaces unies, sur lesquelles sont projetés, notamment, les visages des personnages en plans rapprochés. L’inconvénient de cette grande superficie et de ces façades à l’esthétique lisse et glacée, malgré la beauté indéniable de l’ensemble, est qu’elles offrent peu de prise à l’investissement émotif. Les personnages s’y perdent quelque peu, et les moments chaleureux et tendres comme les instants de fureur s’y éteignent rapidement.

La scène comporte un petit bassin sur la surface duquel s’éloignent et se rapprochent deux plateformes; on nous rappelle ainsi les distances géographique et culturelle à surmonter, la dérive des continents intimes ainsi que la notion du temps qui passe dans cette eau qui coule sous le pont. Les lignes de l’arrière-plan convergent vers le cœur de la scène, souvent occupé par Noé, comme il occupe le centre de la vie d’Ành et de Jacques. 

Heureusement qu’il y a Noé ! La beauté du spectacle réside dans ce personnage, incarné par le formidable Jimmy Trieu Phong Chung, et dans son langage non-verbal mais extraordinairement expressif. Son mutisme apporte d’ailleurs une salutaire oasis de silence entre les longs monologues. Faisant un usage judicieux du plan d’eau, l’artiste en danse contemporaine interprète avec une grande sensibilité les chorégraphies de Jocelyne Montpetit, qui intègrent et subliment une gestuelle fébrile et gracieuse laissant deviner l’inspiration d’un jeune garçon autiste.

Entre la pertinence du propos sociopolitique et la beauté froide du décor, Ấm appelle une certaine ambivalence. D’une part, la poésie discrète propre à l’écriture de Kim Thúy est préservée puisque la narration et les monologues semblent sortir droit de la page. Cependant, on reste sur sa faim dans la mesure où l’émulsion se fait attendre entre la mise en scène et la prose de la romancière. Au fil de vignettes sans réel fil conducteur, on se sent privé du rythme bien particulier de son écriture, auquel on goûte lorsqu’on plonge dans les pages d’un de ses petits bijoux de romans. 

© Yves Renaud

Ấm

Texte : Kim Thúy. Mise en scène : Lorraine Pintal. Assistance à la mise en scène et régie : Bethzaïda Thomas. Conseillère dramaturgique : Lorraine Pintal. Collaboration au texte : Yves Leduc. Décor et accessoires : Pierre-Étienne Locas. Costumes : Julie Charland. Éclairages : Martin Sirois. Musique : Michel Corriveau. Vidéo : Charles-Olivier Michaud. Chorégraphie : Jocelyne Montpetit. Maquillages : Jacques-Lee Pelletier. Avec Jimmy Trieu Phong Chung, Jean-Philippe Perras et Cynthia Wu-Maheux. Une production du Théâtre du Nouveau Monde (TNM) présentée au TNM jusqu’au 8 octobre 2025, puis en tournée du 21 octobre au 21 novembre.