Critiques

Trou noir : L’idée fixe d’Edon Descollines

© Maryse Boyce

Au commencement, une pièce plongée dans l’obscurité. Et puis des mots répétés en boucle. Il y a le triangle des Bermudes, le jeu vidéo Zelda, les gens qui crèvent de faim à l’autre bout du monde alors que la nourriture pourrit ici, dans un trop-plein de tout. L’Alzheimer guette, aussi. Un trou noir qui nous happera pour une heure environ dans une zone de turbulence où le réel, l’imaginaire et l’absurde se confondent, comme si l’on glissait dans une spirale dont on ne sait jamais exactement où elle nous conduira. Vers les abysses d’une époque consumériste et désincarnée, peut-être ?

Avec Trou noir, Edon Descollines brode ainsi un fabuleux univers scénique. L’artiste se tient seul, mais il est habité de multiples voix. Des projections vidéo surgissent comme des apparitions, un paysage sonore qui grince ou bien se tait. La parole se superpose à des mouvements, à des images fugitives. Peu à peu, une constellation prend forme, où se cristallisent peurs et angoisses collectives. Le grand côtoie le minuscule, le banal dialogue avec le cosmique.

© Maryse Boyce

Tout peut disparaître. La mémoire, l’identité, les objets qu’on perd, les proches qu’on oublie, les idées qu’on ne retient pas. Aujourd’hui, il n’en faut pas beaucoup pour être aspiré. Une seconde d’inattention et déjà le monde nous échappe. Edon Descollines ne dramatise pas cette disparition, il en fait une matière à jouer, à rire, à poétiser. Dans sa bouche, l’énumération devient incantation. Dans son corps, le geste se prolonge comme une traînée de lumière aussitôt avalée par l’ombre qui, dit-il, ne doit pas nous effrayer.

Ce rire, justement, traverse toute la performance. Un rire, oui, mais un rire étrange, venu des interstices de l’absurde. On rit devant le vertige, devant les contradictions du monde. On rit parce que la logique s’effondre et dans les ruines se loge une vérité inconfortable. Un peu comme chez David Lynch, presque dans un cousinage esthétique. Les vidéos projetées rappellent en effet la texture granuleuse et inquiétante de Eraserhead; les sons évoquent l’ambiance suspendue de Twin Peaks; les dédoublements de voix semblent s’échapper de Lost Highway. Le public est pris dans une atmosphère à la fois familière et totalement déconcertante, où le quotidien se fissure et laisse apparaître des gouffres.

Avec ce deuxième spectacle en tant qu’artiste associé de la compagnie Joe Jack et John (qui met en lumière des artistes de la neurodivergence ou en situation de handicap), présenté quatre ans après Magasin ferme au M.A.I., Edon Descollines confirme qu’il est une voix singulière. Il est de ces artistes qui ne craignent pas les accointances avec l’obscurité, car des éclats de beauté peuvent jaillir à tout moment. Les trous noirs peuvent en réalité rassurer. On ressort finalement de cette traversée avec le sentiment d’avoir réussi à toucher cette matière dense, pourtant insaisissable, qu’est le vide. Quelque chose d’à la fois grave et ludique, profond et léger. Trou noir ouvre des brèches, fabrique des images. Dès lors, la scène d’Espace Libre devient un territoire de résistance.

Trou noir

Idéation, création et performance : Edon Descollines. Alliée créative et conception vidéo : Louise Michel Jackson. Producteur artistique, coach-accompagnateur : Étienne Laforge. Conception sonore et régie : Arthur Champagne. Conception de costume et scénographie : Amy Keith. Conception lumière : Jean Jauvin. Chef vidéo : Aaron Pollard. Conseil à la dramaturgie : Sara Fauteux. Direction de production : Pénélope Bourque. Direction technique : Marie Lépine. Alliée créative initiale : Emma-Kate Guimond. Collaboration à la création : Paul Patrick. Charbonneau. Marraine : Catherine Bourgeois. Présenté à Espace Libre jusqu’au 11 octobre 2025.