Critiques

L’aventure invisible : L’épreuve de l’étranger

© Maxim Paré Fortin

Après avoir débuté sa rentrée culturelle avec le collage de récits autobiographiques All the sex I ever had, le Prospero poursuit sur sa lancée avec un autre spectacle créé autour d’histoires véridiques. Cette fois, L’aventure invisible installe, au cœur d’un cercle concentrique formé par le public, trois personnages qui construisent, individuellement et collectivement, une réflexion sur leur identité. On fait appel autant à l’histoire de l’art qu’à la recherche scientifique dans cette mise en scène dont la grande originalité et le ton de curiosité bienveillante font mouche.

Compagnie franco-suédoise créée en 2021 par le metteur en scène Marcus Lindeen et la traductrice-dramaturge Marianne Ségol, Wild Minds se spécialise dans la mise en récit d’expériences vécues, sans toutefois jouer franchement sur le plan du théâtre documentaire. Cette démarche tout en nuances repose en grande partie sur le lien tissé avec l’Autre. C’est donc coude à coude avec le public que s’installent les trois interprètes, dévoilant peu à peu les histoires qui ont bouleversé leur vie. Grâce à leur ton posé ou passionné, à leurs échanges tantôt graves, tantôt amusants, leurs anecdotes résonnent auprès d’un auditoire rapidement conquis et permettent d’établir avec celui-ci une véritable complicité.

Binéka Danièle Lissouba incarne une chercheure en neurologie victime d’un AVC qui lui a fait perdre la mémoire et tous ses acquis. Mo Bolduc interprète un·e cinéaste ayant vécu un choc esthétique et spirituel à la découverte de la vie et de l’œuvre de l’artiste Claude Cahun (1894-1954). Quant à l’homme campé par Alexis Grimard, il s’agit du tout premier greffé intégral du visage, et son apparence ne correspond plus du tout à l’homme qu’il est. Chacun de ces cas remet profondément en cause l’essence profonde de la personne affectée.

Confort et sobriété

Ce qui fait la réussite du spectacle sur le plan conceptuel, c’est l’intégration de la notion d’identité dans ces dimensions somme toute très différentes. Difficile, en effet, de comparer ces trois expériences où se mêlent notamment l’apparence, la construction de la subjectivité et l’impulsion créative sans faire appel à l’épreuve de l’étranger, pour citer le linguiste Antoine Berman. Car chez les trois personnages, la substance de leur identité leur est révélée justement par un rapport d’une violente intimité avec l’Autre, et sans lequel aucune résolution ne serait possible.

Il en résulte une réflexion, sous la forme d’une discussion à trois, qui montre que même autour d’un sujet de cette brûlante sensibilité peut s’établir un dialogue, tant que ce dernier s’échafaude à partir d’un véritable intérêt pour son prochain, d’une empathie réelle et, au final, d’une solidarité élémentaire entre humains.

Conçu dans un dispositif des plus minimalistes, le spectacle fait l’économie de tout décor et ne se permet que deux grands écrans pour projeter, aux moments pertinents, les photos de Claude Cahun et les créations vidéo qui en découlent. Il s’agit avant tout d’illustrer le propos. Les interprètes n’offrent pas non plus un réel jeu d’acteur : on est dans une performance qui s’apparenterait plutôt au conte, où chaque personnage se sert de son récit, de la singularité de son ton et d’un style de présence appuyé pour captiver son public.

Mais ce n’est pas là que s’arrête l’habileté du dispositif scénique. Puisque les lumières sont généralement allumées pendant que les personnages parlent, l’assistance se voit autant elle-même que les interprètes. Les yeux dérivent parfois et capturent les réactions des autres, leur posture, leur visage en mode d’écoute, voire d’enchantement enfantin – et, parfois, rencontrent un autre regard errant, dans la surprise et le sourire! On se conçoit ainsi comme un membre du public parmi et avec les autres, et on prend conscience que notre expérience, comme celle.ux qui se racontent, est constituée d’histoires à la fois uniques et partagées.

À la fois profond dans l’intimité des expériences relatées et superficiel de par les contraintes formelles et temporelles, L’aventure invisible propose une expérience unique en son genre et dont d’autres créateur·ices pourraient s’inspirer avec bonheur. On passerait aisément des heures dans ce cocon douillet et stimulant. Et sitôt l’aventure terminée, on éprouve déjà de la nostalgie pour la conversation empathique entre ces trois personnes qui ont su nous tenir sous le charme, mais aussi envers cette communion avec nos camarades de spectacle devenu·es complices d’une soirée.

© Maxim Paré Fortin

L’aventure invisible

Texte et mise en scène : Marcus Lindeen avec Marianne Ségol. Dramaturgie et traduction : Marianne Ségol. Scénographie : Mathieu Lorry Dupuy. Lumière : Diane Guérin. Musique : Hans Appelqvist. Film : Sarah Pucill. Enregistrement des voix : Céline Ohrel, Marianne Ségol et Martin Selze. Avec Mo Bolduc, Alexis Grimard et Binéka Danièle Lissouba. Une création de Wild Minds en coproduction avec le Prospero, présentée jusqu’au 1er novembre 2025.