Critiques

Pour Maëlle : Points de tension

© Kevin Calixte

Maëlle, jeune pianiste en mal de subventions, a bien des soucis : ses parents l’infantilisent, lui envoyant des chèques non sollicités, et sa seule échappatoire à l’âpreté du quotidien consiste à se retirer dans la quiétude mélancolique du chalet familial. Lorsqu’elle rencontre Ali au comptoir chow mein à 2 $, cet aplanisseur social du boulevard Saint-Laurent, elle est intriguée par sa « différence », son exotisme social et culturel.

Certes, Pour Maëlle traite abondamment de la question des privilèges. Mais on est loin d’un pamphlet dénonciateur ou d’un brûlot culpabilisant. Ahmad Hamdan, qui signe ce texte sympathique au langage juste et coloré et endosse avec charisme le rôle d’Ali, élabore avec humour et tendresse cette rencontre entre deux personnes et deux réalités qui se côtoient sans se connaître vraiment.

Ali, jeune Montréalais d’origine libanaise, un peu caméléon, se targue de décrypter les codes sociaux et absorbe avec fascination tout ce qu’il apprend au contact des autres. Certaine de son avantage en la matière, Maëlle n’hésite pas à le corriger quand il parle : c’est bien le terme polyvalent qu’il faut utiliser pour désigner la capacité de quelqu’un à s’adapter à des réalités différentes, et non versatile, qui souligne plutôt un caractère inconstant, « girouette ». C’est sur cette opposition terminologique que se bâtissent les parcours des deux personnages, la capricieuse et le persévérant.

Il faut souligner la grande polyvalence, justement, des éléments essentiels du spectacle mis en scène par Myriam Fugère. D’une part, la performance des quatre comédien·nes, qui livrent avec un plaisir visible le feu roulant des dialogues. En particulier, Élisabeth Tremblay incarne avec beaucoup de charme une artiste visuelle hypersensible, et Samir Firouz forme avec Ahmad Hamdan un irrésistible duo d’attachants roublards qui brade des vêtements au marché aux puces. D’autre part, le dispositif qui compose le décor, dont la mobilité n’a d’égale que l’efficacité, est ingénieux. Deux grandes cloisons ajustables sur roulettes se séparent, s’imbriquent ou se divisent en deux pour former les divers espaces d’un décor mouvant, à l’image des personnages qui se déplacent souvent dans la ville. Les éclairages intégrés à ces parois créent des ambiances et des lieux urbains facilement reconnaissables – le restaurant chinois, l’autobus, la voiture et, bien sûr, le vernissage dans le cadre duquel se déroulent les « perfs » hermétiques de l’artiste visuelle.

© Kevin Calixte

Pas pour nous

Il est clair, pour Ali comme pour son ami, que cet univers de travail intellectuel, de subventions gouvernementales et de cachets symboliques n’est « pas pour nous », pas plus que cette vie de dépenses irréfléchies et de nourritures impalpables. Qui est ce « nous » ? Cell.eux qui travaillent sans relâche, qui habitent à deux avions de leur pays d’origine et à trois autobus de la Place des Arts, qui rêvent d’un bungalow et d’une semaine de 35 heures. Pourtant, Ali se permettra de remettre en question ce déterminisme social.

À travers ses interrogations sur le but et l’essence de l’art, de la création et du travail, sur les façons de se construire comme individu, sur l’appartenance identitaire et le vivre-ensemble, c’est un portrait de deux solitudes qui se dessine dans ce spectacle. On dilue dans l’humour certains stéréotypes; on dissèque les rapports contradictoires aux signes extérieurs de richesse – amour du clinquant (« Fake it ‘til you make it ») d’un côté, attributs discrets de prospérité de l’autre. On oppose, toujours avec bonne humeur, deux réactions à la détresse humaine : l’une qui objectifie, malgré son empathie, cherchant les traces et les spectres, alors que l’autre, ancrée dans un présent lucide et vivant, pèche parfois par un fatalisme terre-à-terre.

Ces deux mondes qui se rencontrent, se cernent et se fascinent sont chacun présentés avec leurs sources d’émerveillement et leur lot de défauts. Louvoyant dans ces zones grises, on demeure un temps dans l’attente des répercussions de leur rapprochement, inattendues mais pas tout à fait imprévisibles. À travers ce regard sur une rencontre salutaire, on se voit invité à porter attention aux communautés qui nous frôlent sans pénétrer nos bulles sociales, à braver l’inconfort des perspectives qui nous sont étrangères, à partager les nôtres et, surtout, à approcher le tout avec humour.

© Kevin Calixte

Pour Maëlle

Texte : Ahmad Hamdan. Mise en scène : Myriam Fugère. Assistance à la mise en scène : Florence Blais et Ariane Brière. Décor et accessoires : Erica Schmitz. Costumes et maquillages : Chloé Barshee. Éclairages : Leticia Hamaoui. Conception sonore : Déborah Bailly. Avec Samir Firouz, Ahmad Hamdan, Sarah Anne Parent et Elisabeth Tremblay. Une production du Théâtre Everest en codiffusion avec La Manufacture, présentée à La Licorne jusqu’au 28 novembre 2025.