Critiques

Les passages de Garro : Trois personnages en quête d’autrice

Spectacle dense et sombre, Les passages de Garro porte un regard inquisiteur sur la vie de l’écrivaine mexicaine Elena Garro (1916-1998). Ce spectacle a été créé, écrit et mis en scène par Margarita Herrera Domínguez autour d’une femme elle-même préoccupée de donner une voix aux femmes, avec sa distribution et son équipe de création à majorité latino-américaine. Il constitue une proposition inhabituelle et bienvenue pour la scène montréalaise. La metteure en scène est aussi cofondatrice et codirectrice artistique de Ludotek-Art, une coopérative artistique interculturelle axée sur les voix marginalisées et qui met de l’avant le travail de créatrices latino-américaines.

On découvre ici la vie et l’œuvre d’Elena Garro. En toile de fond, un volet de l’histoire mexicaine dont le souvenir est sans doute flou dans la mémoire collective québécoise : le massacre de Tlatelolco. En 1968, d’importantes manifestations ouvrières et étudiantes, qui se déroulaient dans ce quartier de la capitale mexicaine quelques jours avant les Jeux olympiques de Mexico, sont réprimées par l’armée dans un véritable bain de sang. Le nombre réel de victimes, estimé à environ 300, ne sera jamais connu.

En réaction aux événements de Tlatelolco, Elena Garro prendra parti publiquement. Elle finira en exil forcé et passera plus de vingt ans sans pouvoir rentrer au Mexique. Il n’est guère surprenant, dans ces conditions, qu’elle qualifie l’acte même d’écrire de « sentence de mort » pour une femme.

En suivant le fil de l’histoire, on remonte au siège de Tenochtitlan en 1521, dont Tlatelolco fut le dernier bastion de résistance, où des milliers de personnes furent massacrées par les Espagnols. À ces exactions distantes de cinq siècles s’ajoutent des évocations de violence constante envers les femmes, les peuples autochtones et les classes ouvrières, auxquelles se superpose, sur un plan plus intime, l’inégalité au sein du couple que forme Garro avec Octavio Paz et le pouvoir de ce dernier sur l’écrivaine. C’est donc à partir d’une trame historique tissée de violences multiples que se comprennent les récits d’Elena Garro et ses personnages marginalisés, écrasés, mais terriblement vivants.

Rituels et incantations

Mariée très jeune à Paz, éclipsée par le succès de ce dernier, Elena Garro a néanmoins à son actif un œuvre littéraire impressionnante. Contrairement aux écrivains du boom latino-américain orientés vers l’Europe, Garro montre l’importance, voire la prédominance de la cosmogonie autochtone dans ce que ses confrères nomment le réalisme magique. Ce thème est représenté sur scène par une marionnette à l’allure et aux gestes mystiques, représentant la déesse aztèque Coatlicue mais semblant parfois incarner aussi la conscience de l’écrivaine.

Dans l’espace divisé en deux niveaux distincts évoluent à la fois les protagonistes de l’œuvre littéraire de Garro et l’écrivaine elle-même. Cette dernière, incarnée par Ximena Ferrer, est montrée ici de sa jeunesse jusqu’à la fin de sa vie lorsque, faible et malade, elle est hantée par le souvenir de son illustre ex-mari, par les violences du passé et par ses personnages fictionnels. Les comédiennes – énergiques et convaincantes – qui incarnent ces derniers se métamorphosent avec fluidité, tantôt en chats, compagnons habituels de l’écrivaine, tantôt en muettes mixologues qui soulignent à gros traits sa faiblesse pour la dive bouteille.

Un côté de la scène est traversé par une crevasse autour de laquelle les interprètes évoluent, l’enjambant ou s’y allongeant, risquant parfois d’y tomber. On y trouvera l’emblème de la rupture de Garro avec Paz et avec son milieu socioculturel, mais aussi celui d’une aliénation mortifère qui divise les classes et les populations du pays et du continent. Par contraste avec les symboles forts qui ponctuent le spectacle, les dialogues sont parfois quelque peu hermétiques, laissant le public tâtonner pour retrouver le fil du récit.

Malgré cela, si le spectacle a pour but de susciter un élan envers cette artiste méconnue du public québécois, il réussit son pari. Car cette créatrice engagée, précurseure de ce merveilleux mouvement littéraire latino-américain, apparaît aujourd’hui comme une figure des plus inspirantes par sa défense des personnes marginalisées et sa remise en question continuelle des structures d’autorité.

Margarita Herrera Domínguez © Photo Damian Siqueìros

Les passages de Garro

Création : Margarita Herrera Domínguez. Traduction : Amélie Lafortune-Lauzon. Conception d’éclairage et régie : Rodolphe St-Arneault. Conception de scénographie, costumes et accessoires : Fernando Maya Meneses. Peinture scénique : Véronique Pagnoux. Collaborateur·rices de production : Monserrat, Víctor Cuéllar et Fernando Maya Meneses. Conception sonore et composition musicale : Gabrielle Couillard. Musique originale, composition : Stéphanie Osorio. Avec Melania Balmaceda Venegas, Ximena Ferrer, Citlali Germé, Paola Huitrón et Myriam Lemieux. Une production de Coop Ludotek-Art, présentée au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 29 novembre 2025.